Trois Ans Dans Une Chambre à Gaz D'Auschwitz
facile de le faire puisque le service des approvisionnements en matière d’incinération se trouvait dans le crématoire II. C’est là que l’on nous remettait les produits de nettoyage et de désinfection, les matériaux de construction aussi : ciment, terre réfractaire, briques. Dans le courant de l’après-midi, je rencontrai Kaminski et quelques autres camarades apportant la soupe dans une roulante. Ils comprirent aussitôt la gravité de la situation, car depuis deux heures on entretenait le feu dans les fours des crématoires II et III. Tout indiquait désormais que les occupants du camp des familles seraient bien exterminés la nuit suivante.
Après quelques instants de réflexion, Kaminski m’invita à entrer tout de suite en contact avec mes compatriotes de l’atelier de serrurerie. L’un d’eux devait se rendre aussitôt dans le camp des familles et avertir les détenus qu’ils devaient s’attendre au pire, en leur expliquant qu’il ne leur restait qu’une seule chance de s’en tirer : la résistance ouverte. Il fallait qu’ils commencent par incendier leurs baraquements et s’efforcent de sectionner les réseaux de barbelés. Ils passeraient ensuite dans d’autres secteurs du camp où ils incendieraient aussi les baraquements avec l’aide des autres détenus. Dis-leur, ajouta-t-il, qu’ils peuvent compter sur nous et que nous les soutiendrons. De notre côté, nous ferons l’impossible pour détruire les crématoires et liquider les bourreaux. Avec un peu de chance la fuite dans la montagne est encore possible.
Ces décisions prises sur un ton résolu me convainquirent. Nous soulever, avec plusieurs milliers d’hommes qui n’avaient plus rien à perdre, me parut d’une clarté évidente. Peut-être même pourrions-nous entreprendre un mouvement de soulèvement général dans tout le camp. Nous ne pouvions en tout cas avoir de meilleurs alliés que ces hommes dont l’anéantissement était décidé. Ils n’allaient pas manquer de se joindre à notre mouvement puisqu’il ne leur restait aucune autre possibilité de salut.
Je courus, très excité, dans l’atelier de serrurerie où je retrouvai Otto Kraus, Laco Langfelder et Erich Schœn-Kulka, dont la femme et le fils étaient dans le camp des familles. Tous amis de longue date, ils savaient pouvoir compter les uns sur les autres. Lorsque j’eus informé ces trois camarades de la décision de destruction imminente et du projet Kaminski, ils prirent la décision de se rendre aussitôt dans le camp des familles. Je les priai cependant de ne révéler à personne l’origine de ce message de malheur. L’entrée des serruriers dans le camp des familles ne posait pas de problème car ces détenus étaient responsables de toutes les installations. À ce titre ils devaient effectuer des réparations parfois urgentes, et étaient munis de laissez-passer leur permettant d’accéder n’importe quand à tous les secteurs du camp. De mon côté, j’allai au bloc 9 où travaillait mon ami Alfred Wetzler, secrétaire de bloc. Notre amitié remontait au temps où nous fréquentions tous les deux le lycée de Trnava, et elle s’était renforcée au camp. Nous étions parmi les sept rescapés du convoi de 632 hommes déportés le 13 avril 1942 de Sered à Auschwitz.
L’ayant trouvé, je lui communiquai la terrible nouvelle et lui exposai nos plans. Compte tenu de la situation, la décision de Kaminski lui parut judicieuse. Mais il doutait qu’en si peu de temps nous eussions les moyens de nous entendre avec les détenus du camp des familles. Ses remarques m’inquiétèrent. Je le connaissais pour un homme avisé et intrépide, sachant discerner les limites du possible. De plus, il avait décidé lui aussi de s’enfuir avec Walter Rosenberg, mais n’en était encore qu’au stade des préparatifs. Je me présentais donc à un moment où notre propre plan de soulèvement risquait de mettre en échec son évasion qui était bien étudiée, et qui d’ailleurs devait réussir par la suite.
Lorsque je retournai dans l’atelier de serrurerie, je remarquai tout de suite les visages déçus et perplexes de mes camarades, ce qui ne présageait rien de bon. Les gens du camp des familles ne voulaient pas, en effet, croire au péril mortel qui les menaçait. Depuis leur arrivée au camp, ils avaient bénéficié de tant de privilèges que la perspective d’une telle fin leur paraissait absurde. Pourquoi les aurait-on fait venir avec
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