Trois Ans Dans Une Chambre à Gaz D'Auschwitz
rendre plus pénibles les derniers instants de vos enfants. »
Cette fois, ces mots étaient sans équivoque. Ils annonçaient sans détour ce que leur réservaient leurs bourreaux, auparavant si prévenants. Un silence de mort s’installa. Puis, avec des gestes mécaniques d’hallucinés, la plupart commencèrent à se défaire de leurs habits. Quelques-uns pourtant hésitaient encore. Rapidement repérés par leurs bourreaux, ils furent impitoyablement refoulés, habillés ou non, hors du vestiaire jusque dans la chambre à gaz. Les hommes, pourtant sans défense, se groupaient autour des femmes et des enfants pour les protéger contre les brutalités des S.S. et des chiens. Dans un inimaginable chaos tout le monde poussait, se bousculait, se piétinait. Le sang coulait, les S.S. criaient et matraquaient, les chiens policiers, comme fous, mordaient au hasard bras et jambes.
Soudain, on entendit s’élever de l’affreux vacarme un chant qui se transforma bientôt en un véritable chœur. Des hommes venaient d’entonner l’hymne national tchécoslovaque Kde domov muj, Nad Tatrou sa blyska, auquel fit écho peu après le chant juif Hatikvah – ultime protestation contre l’inéluctable destin qui leur était imposé. Aux accents de l’hymne tchécoslovaque, ils faisaient de bouleversants adieux à leur passé qui leur avait permis de vivre et de partager pendant vingt années en tant que minorité reconnue, l’égalité des droits avec les autres citoyens d’un pays démocratique. Quant à la Hatikvah, l’actuel hymne national d’Israël, elle exprimait pour eux l’avenir, un avenir libre qu’ils ne connaîtraient jamais.
Cet admirable comportement de mes compatriotes prenait à mes yeux une dimension et une signification d’une ampleur sans précédent. J’étais bouleversé. Après tout ce que j’avais vécu jusque-là, j’avais été contraint de faire, et devant tout ce qui m’attendait, il me semblait insensé de s’acharner à vivre cette existence sans issue. Les espoirs que j’avais formés pour le printemps ne pouvaient se réaliser. Quant au mouvement de résistance, j’avais compris, à la lumière de ces derniers jours, qu’il était vain de compter sur une tentative de soulèvement aussi longtemps que le front serait si éloigné. Voyant mes compatriotes entrer avec courage, fierté et résolution dans la chambre à gaz, je m’interrogeai sur la valeur de mon existence, même s’il devait m’arriver d’en réchapper par miracle. Que pourrais-je désormais attendre de la vie si je retournais à Sered, ma ville natale ? Un métier, une maison, des affaires, tout cela au fond avait-il tant d’importance ? Et d’ailleurs toutes ces choses n’étaient-elles pas remplaçables ? Mes vieux parents, mon frère, toute ma famille exterminée, mes camarades d’école, mes amis, mon professeur, les hommes de notre communauté religieuse que je ne reverrais plus, rien ni personne ne pourrait jamais les remplacer. Sans eux, l’aspect de ma ville natale, ma rivière Waag si pittoresque, les paysages familiers de mon enfance perdraient leur âme. Que retrouverais-je d’ailleurs dans notre maison de Sered ? Des étrangers ? Et dans l’école juive de mon enfance, dont je connaissais tous les recoins, quel silence devait maintenant régner ! Et notre synagogue que je fréquentais si souvent avec mon grand-père Maximilien le jour du sabbat, qu’était-elle devenue ? Sûrement pillée ou profanée, elle devait être transformée en gymnase ou en quelque autre établissement laïque. Quelle sorte de pays me faudrait-il revoir ? Je n’avais devant moi qu’un avenir vide de sens et stérile, qui me libérait de l’angoisse de la mort si souvent redoutée. N’ayant jamais éprouvé dans le passé de penchant pour le suicide, j’étais maintenant résolu à partager le sort de mes compatriotes.
Profitant du lamentable tumulte qui régnait à proximité de la porte de la chambre à gaz, je me mêlai à la foule, et me dissimulai à l’intérieur du local près d’une colonne de béton. Je pensais ainsi demeurer inaperçu jusqu’au moment fatal où l’on verrouillerait la porte. Plus rien ne comptait pour moi, même plus la pensée que j’allais mourir dans la souffrance, asphyxié par le cyclon B, ce gaz dont j’avais constaté si souvent les effets en retirant moi-même les corps. Je n’éprouvais ni angoisse ni effroi, j’attendais mon destin dans le calme.
Les
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