Trois femmes puissantes
sandales, mais il lui était
impossible de le contrôler et la perception de la miction
même lui échappait.
Horrifiée, elle s’écarta de la flaque.
Personne, dans la confusion du mouvement de reflux
vers la sortie, ne semblait l’avoir remarquée.
Une onde de rage contre son père la traversa si violemment qu’elle en claqua des dents.
Qu’avait-il fait de Sony ?
Qu’avait-il fait d’eux tous ?
Il était chez lui partout, installé en chacun d’eux en
toute impunité et, même mort, continuerait de leur nuire et
de les tourmenter.
Elledemanda à Masseck de la laisser devant le grand
hôtel.
— Tu pourras rentrer à la maison, dit-elle, je me
débrouillerai, je prendrai un taxi.
À son grand embarras, la puanteur de l’urine emplit très
vite l’intérieur de la Mercedes.
Masseck, sans rien dire, baissa les vitres à l’avant.
Elle constata, soulagée, que la terrasse de l’hôtel était
vide.
Pourtant un reflet des fillettes et de Jakob persistait, une
discrète mais sensible émanation de leur présence comploteuse et enjouée, au point qu’un souffle l’ayant frôlée elle
leva les yeux mais ne vit au-dessus d’elle que la silhouette
à contre-jour d’un gros oiseau au plumage clair, au vol
lourd et malaisé, qui abattit soudain sur la terrasse le froid
d’une ombre excessive, anormale.
Une pointe de colère la saisit derechef puis s’évanouit
en même temps que passait l’oiseau.
Elle entra dans le hall de l’hôtel, chercha des yeux le
bar.
— J’ai rendez-vous avec M. Jakob Ganzer, dit-elle à
l’employé de la réception.
Il hocha la tête et Norah se dirigea vers le bar, foulant de
ses sandales mouillées la moquette verte à ramages dorés
qui était du même modèle que vingt ans auparavant.
Elle commanda un thé puis alla aux toilettes nettoyer
ses jambes et ses pieds.
Elle ôta sa culotte, la rinça dans le lavabo, l’essora et la
tint un long moment sous le séchoir électrique.
Elle redoutait ce qui l’attendait dans le bar, où elle avait
remarquéqu’on pouvait utiliser un ordinateur relié à l’Internet.
Buvant son thé avec lenteur pour retarder l’instant de
se mettre aux recherches nécessaires et regardant machinalement depuis sa table le barman qui suivait un match de
foot sur le grand écran suspendu au-dessus du comptoir,
elle songeait qu’il n’y avait pas eu de pire sort pour les
enfants de son père, de cet homme dangereux, que d’être
aimé de lui.
Car Sony était bien celui qui avait payé le plus chèrement d’être né d’un tel homme.
Quant à elle, oh, certes rien n’était achevé encore, il était
possible qu’elle n’eût pas encore compris ce qui lui était
réservé, à elle ou à Lucie, possible aussi que, le démon sur
son propre ventre, elle n’eût pas encore réalisé qu’il était
là, assis, guettant son heure.
Elle acheta trente minutes de connexion et trouva bientôt, dans les archives du journal Le Soleil , un long article
qui concernait Sony.
Elle le lut et le relut et son sentiment d’horreur croissait
à mesure qu’elle repassait par les mêmes mots.
Elle balbutiait, tenant sa tête entre ses mains : Mon Dieu,
Sony, mon Dieu, Sony, d’abord incapable de reconnaître
son frère dans une telle abomination puis s’accrochant
presque malgré elle à des précisions, date de naissance,
description physique, qui interdisaient d’espérer qu’il pût
s’agir d’un homonyme.
Et quel autre aurait eu le père dont il était question dans
l’article ?
Quel autre aurait eu, au cœur de pareille épouvante,
cetteinfinie gentillesse que l’article mentionnait telle une
singularité particulièrement abjecte ?
Il lui monta aux lèvres cette plainte : Mon pauvre, pauvre
Sony, qu’elle ravala cependant comme un épais crachat car
une femme était morte et Norah avait l’habitude de défendre les cas de femmes mortes de cette façon et non pas de
prendre en pitié leurs bourreaux, fussent-ils souriants et
doux, fussent-ils de malheureux garçons sur le ventre desquels un démon s’était assis quand ils avaient cinq ans.
Elle ferma soigneusement le site du journal et s’éloigna de l’ordinateur, désireuse maintenant de retrouver au
plus vite la maison de son père afin d’interroger ce dernier, redoutant presque, si elle tardait, qu’il se fût envolé à
jamais.
Elle traversait la terrasse quand elle les vit attablés au
même endroit
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