Trois femmes puissantes
elle est née.
— Et lui, c’est ton mari ?
— Oui.
— Vous êtes vraiment mariés ?
— Oui.
Elle mentait avec rage, sachant à quel point ces questions de convenance travaillaient son père.
Il sourit alors, rassuré, et tendit une main aimable à
Jakob, puis à Grete et à Lucie qu’il complimenta pour la
beauté de leur robe, sur ce ton mondain, enjôleur, traînant
dont il usait quand il faisait faire aux touristes les plus
importants le tour de son village de vacances.
Après le déjeuner, au cours duquel il se soumit de nouveau lui-même au supplice de la gloutonnerie, se renversant régulièrement sur sa chaise pour reprendre son souffle,
bouche ouverte et les yeux clos, Norah l’entraîna dans la
chambre de Sony.
Il répugnait visiblement à y pénétrer mais, gonflé de
nourriture, ne put faire autrement que de s’abattre sur le
lit.
Il respirait comme une bête à l’agonie.
Norah, debout, s’appuyait à la porte.
Il désigna un tiroir de la commode et Norah l’ouvrit et
trouvasur les tee-shirts de Sony une photo encadrée montrant une très jeune femme aux joues rondes, au regard
rieur, qui faisait tourner autour de ses belles jambes fines
le tissu léger d’une robe blanche.
Elle s’écria, amère, étouffant de pitié pour cette
femme :
— Pourquoi t’es-tu remarié ? Qu’est-ce qu’il te fallait
encore ?
Il leva une main lasse et lente et murmura que les leçons
de morale ne l’intéressaient pas.
Puis, peu à peu reprenant son souffle :
— Je t’ai demandé de venir parce qu’il faut que tu
défendes Sony. Il n’a pas d’avocat. Je ne peux pas payer un
avocat, moi.
— Il n’a pas encore d’avocat ?
— Non, je te dis. Je n’ai pas d’argent pour un bon avocat.
— Pas d’argent ! Et Dara Salam ?
Sa propre voix lui déplaisait, acariâtre, fielleuse, et cette
impression qu’elle avait d’être en train de faire une scène à
son père, cet homme funeste avec lequel elle s’était efforcée de n’avoir plus que des relations anodines.
— Je sais, dit-elle plus posément, où tu passes tes nuits.
Il la fixa, légèrement de côté, de son œil dur et rond,
hostile, menaçant.
— Dara Salam a fait faillite, dit-il. Je n’ai plus rien làbas. Il faut que tu t’occupes de Sony.
— Mais ça ne peut pas aller, je suis sa sœur. Comment
veux-tu que je le défende ?
— Ce n’est pas interdit, n’est-ce pas ?
— Non, mais ça ne se fait pas.
—Et alors ? Sony a besoin d’un avocat, c’est tout ce qui
compte.
— Tu aimes encore Sony ? s’écria-t-elle, ne pouvant
comprendre.
Il roula sur lui-même, prit son visage entre ses mains.
— Ce garçon, chuchota-t-il, c’est toute ma vie.
Il était là, énorme et vieux, les genoux repliés vers son
ventre, et Norah réalisa soudain qu’un jour il serait mort,
lui dont elle avait souvent pensé avec dépit que rien d’humain ne pouvait l’atteindre.
Il s’assit au bord du lit, se leva malaisément.
Ses yeux allèrent du tas de ballons dans un coin de la
chambre à la photo que Norah tenait encore.
— Cette femme, elle était mauvaise, c’est elle qui l’a
appâté. Lui, il n’aurait pas osé poser les yeux sur la femme
de son papa.
— En attendant, siffla Norah, c’est elle qui est morte.
— Sony, combien il va prendre ? Qu’est-ce que tu penses ? demanda-t-il sur le ton du plus complet désarroi. Il ne
va quand même pas rester dix ans en prison. Si ?
— Elle est morte, il l’a étranglée, elle a dû beaucoup
souffrir, murmura Norah. Les deux petites filles, les jumelles, qu’est-ce que tu leur as dit ?
— Je ne leur ai rien dit, je ne leur parle jamais. Elles ne
sont plus là.
Il avait pris un air buté, mécontent.
— Comment ça, plus là ?
— Ce matin, je les ai envoyées dans le Nord, dans sa
famille, dit-il en tendant le menton vers la photo de sa
femme.
Norah, brusquement, ne supporta plus de le regarder.
Illui semblait n’avoir aucune échappatoire, qu’il la
tenait, qu’il les tenait tous en vérité depuis qu’il avait
enlevé Sony, imprimant sur leur existence la marque de sa
férocité.
Elle s’était élevée à la seule force de sa résolution et elle
avait trouvé sa place dans un cabinet d’avocats, elle avait
mis Lucie au monde et acheté un appartement, mais elle
eût accepté de tout donner pour que cela ne fût pas arrivé,
pour que Sony ne leur eût jamais été arraché
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