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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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il avait dormi jusqu’au matin.
    Tout cela, il l’avait décrit lui-même, de bonne grâce,
avec cette éclatante affabilité sur laquelle l’article insistait
de manière réprobatrice.
    Jakob écoutait attentivement en secouant doucement les
glaçons restés au fond de son verre.
    Il portait un jean et une chemisette bleu pâle d’où s’exhalait une saine odeur de lessive.
    Norah se tut, prise de peur à l’idée qu’elle allait peut-être de nouveau uriner sans s’en rendre compte.
    Le sentiment de scandale, d’incompréhension indignée
qu’elle avait éprouvé à la lecture de l’article lui revenait,
brûlant, suffocant, éludant obstinément pourtant la figure
de Sony — leur père seul n’était-il pas coupable, qui avait
eu l’habitude de remplacer une femme par une autre, de
faire vivre près de son corps vieillissant, de son âme altérée, une épouse trop jeune et, d’une manière ou d’une
autre, achetée ?
    De quel droit prenait-il aux hommes de trente ans
l’amour qui leur revenait, de quel droit puisait-il dans cette
réserve d’amour ardent, cet homme dont les tongs avaient
lustréla plus grosse branche du flamboyant à force de s’y
percher ?
    Grete et Lucie ressortaient de l’hôtel chacune chargée
d’un sac à dos.
    Elles se plantèrent près de la table, attendant, prêtes à
partir.
    Norah contemplait le visage de Lucie intensément, douloureusement, et il lui apparaissait soudain que ce visage
chéri ne lui disait plus rien.
    C’était lui, ses traits délicats, sa peau mate, son nez
petit, les boucles sur son front, mais son affection ne le
remettait pas.
    Elle se sentait à la fois vibrante et, en tant que mère,
distraite, lointaine.
    Elle avait pourtant aimé passionnément sa fille, alors
quoi ?
    Était-ce simplement qu’elle était humiliée de sentir que
s’était nouée dans son dos, dans l’aubaine de son absence,
une telle entente entre Jakob et les enfants ?
    — Bien, dit Jakob, on peut y aller, j’ai déjà réglé la
note.
    — Aller où ? demanda Norah.
    — On ne va pas rester à l’hôtel, c’est trop cher.
    — Bien sûr.
    — On peut aller chez ton père, n’est-ce pas ?
    — Oui, dit Norah d’une voix désinvolte.
    Il demanda aux fillettes si elles avaient bien réparti ses
propres affaires dans leurs deux sacs, sans rien oublier, et
force fut à Norah de constater qu’il savait maintenant leur
parler avec cette douce fermeté qu’elle avait tant désiré lui
voir acquérir.
    —Et l’école ? lança-t-elle comme en passant.
    — Les vacances de Pâques ont commencé, dit Jakob
avec un peu d’étonnement.
    — Je ne m’en souvenais pas.
    Elle tremblotait, bouleversée.
    Ces éléments avaient toujours été sous son contrôle.
    Est-ce que Jakob lui mentait ?
    — Mon père, dit-elle, n’a jamais beaucoup aimé les
filles. En voilà deux autres d’un coup !
    Elle eut un petit rire contraint, honteuse devant leur
visage sérieux d’avoir un tel père et de trouver à plaisanter
à son propos.
    Car tout ce qui venait de cette maison n’était que ravage
et déshonneur.
    Elle eut quelque peine, dans le taxi, à indiquer précisément où se trouvait la propriété de son père.
    Elle n’en connaissait que l’adresse approximative, le
nom du quartier, Point E, et tant de résidences s’étaient
bâties depuis vingt ans qu’elle ne s’y retrouvait plus, si
bien qu’elle songea un instant, comme elle avait une nouvelle fois fourvoyé le chauffeur, que Jakob et les enfants
allaient penser qu’elle avait inventé et l’existence de la
maison et celle de son propriétaire.
    Elle avait pris la main de Lucie dans la sienne, elle la
pressait et la caressait tour à tour.
    Elle sentait, bouleversée, que le véritable amour maternel se dérobait — elle n’en avait plus conscience, elle était
froide, nerveuse, profondément désunie.
    Quand ils s’arrêtèrent enfin devant la maison, elle se
jeta hors du taxi et courut jusqu’au seuil où son père venait
d’apparaître dans les mêmes vêtements fripés, les ongles
longset jaunes de ses pieds sortant des mêmes tongs marron.
    Il scrutait, au-delà de Norah, d’un œil soupçonneux Jakob et les fillettes occupés à tirer leurs sacs du coffre.
    Elle lui demanda, crispée, s’ils pouvaient séjourner dans
la maison.
    — La brunette, c’est ma fille, dit-elle.
    — Ah bon, tu as une fille ?
    — Oui, je te l’ai écrit quand

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