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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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néanmoins et ils s’amplifiaient sous son crâne
au point de l’assourdir.
    Elle se tenait là, immobile sur le seuil, pieds nus sur
le béton tiède et râpeux, consciente que ses bras, que
ses jambes, que son visage moins sombres que la nuit
devaient luire d’un éclat presque laiteux peut-être et que,
sans doute, il la voyait comme elle le voyait, lui, à croupetons dans ses vêtements clairs, la figure effacée par sa
propre obscurité.
    En elle luttaient la satisfaction de l’avoir découvert et
l’horreur de partager un secret avec cet homme.
    Elle sentait maintenant qu’il lui en voudrait toujours
d’avoir part à ce mystère, elle qu’il n’avait nullement choisie pour l’apprendre.
    Était-ce la raison pour laquelle il avait cherché à l’embrouiller avec cette histoire de photo prise à Grand-Yoff ?
    Elle ne se rappelait même pas être jamais allée dans ce
quartier.
    Le seul détail perturbant, elle le reconnaissait volontiers, était que sa sœur eût porté une robe si semblable à la
siennecar, cette robe vert tilleul aux petites fleurs jaunes,
la mère de Norah la lui avait confectionnée avec un coupon
de tissu que Norah avait trouvé chez Bouchara.
    Il n’était pas possible que leur mère eût sorti deux robes
de cette pièce de coton.
    Norah rentra dans la maison, longea le couloir jusqu’à
la chambre des jumelles où Masseck avait installé Grete et
Lucie.
    Elle poussa doucement la porte et l’odeur tiède des cheveux d’enfant fit remonter d’un coup l’amour qui l’avait
désertée.
    Puis cela reflua et s’en alla, elle se sentit de nouveau
distraite, endurcie, inaccessible, comme occupée par quelque chose qui ne voulait laisser la place à rien d’autre, qui
avait pris, tranquillement, sans justification, possession
d’elle.
    — Lucie, ma chérie, ma petite poule rousse, murmura-t-elle, et sa voix désincarnée lui fit penser au sourire de
Sony ou de leur mère tant elle lui semblait non pas sortir
de son corps mais flotter devant ses lèvres, pur produit de
l’atmosphère, et plus rien de sensible n’habitait ces mots
qu’elle avait dits si souvent.
    Elle se trouvait de nouveau face à Sony, séparée de lui
par le grillage auquel il leur fallait, chacun de son côté,
coller la bouche pour espérer s’entendre.
    Elle lui dit qu’elle lui avait apporté une pommade pour
son eczéma, que le médicament lui serait remis à l’infirmerie après vérification et Sony pouffa, disant qu’il n’en
verrait jamais la couleur, de cette voix affable qu’il avait
quel que fût le propos.
    Ellereconnaissait bien maintenant, malgré la maigreur,
les croûtes de sang séché, la barbe folle, le visage de son
frère, elle tâchait de lire sur ce visage qui était la bonté
même, qui était un visage de saint, les signes du bouleversement, du remords, de la souffrance.
    Il n’y avait rien de cela.
    — Sony, je ne peux pas le croire, lui dit-elle.
    Et elle songeait avec une pénible amertume qu’elle avait
entendu bien souvent des parents de criminels s’exprimer
ainsi, vainement, pitoyablement.
    Mais Sony, lui, avait été véritablement une sorte de béat.
    Il secouait la tête tout en se grattant.
    — Je vais te défendre. Je vais être ton avocate. J’aurai le
droit de venir te voir plus souvent.
    Il secouait toujours la tête, doucement, quoique se grattant les joues et le front avec furie.
    — Ce n’est pas moi, tu sais, dit-il tranquillement. Je ne
pouvais pas lui faire de mal.
    — Qu’est-ce que tu dis ?
    — Ce n’est pas moi.
    — Ce n’est pas toi qui l’as tuée ? Mon Dieu, Sony.
    Ses dents heurtèrent le grillage, elle avait un goût de
rouille sur les lèvres.
    — Qui l’a tuée, Sony ?
    Il haussa ses épaules squelettiques.
    Il avait faim continuellement, lui avait-il dit, car certains
détenus, sur la centaine qui vivait avec lui dans la même
vaste cellule, lui volaient chaque jour une partie de sa
ration.
    Il ne faisait plus, lui avait-il dit en souriant, que des
rêves de nourriture.
    —C’est lui, dit-il.
    — Notre père ?
    Il acquiesça, passant et repassant la langue sur ses lèvres
desséchées.
    Puis, sachant que les minutes de parloir touchaient à
leur fin, il se mit à parler très vite :
    — Tu te rappelles, Norah, quand j’étais petit et qu’on
habitait encore ensemble, il y a ce jeu qu’on avait tous les
deux, tu me soulevais dans tes bras, tu me balançais en
disant à

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