Trois femmes puissantes
la une, à la deux, et à la trois tu me précipitais sur
le lit en disant que c’était l’océan, et je devais nager pour
rejoindre la rive, tu te rappelles ?
Il gloussa de bonheur, la tête rejetée en arrière, et Norah
reconnut immédiatement, violemment, le petit garçon à la
bouche grande ouverte qu’elle lançait sur son lit couvert
d’une chenille bleue.
— Comment vont les jumelles ? demanda-t-il encore.
— Il les a envoyées dans la famille de leur mère, je
crois.
Elle parlait avec difficulté, mâchoire rigide, langue
épaisse.
Il s’éloignait derrière les autres détenus quand, se
détournant, l’air grave, il lui jeta :
— Les petites, les jumelles, ce sont mes filles, pas les
siennes. Il le savait, tu comprends.
Elle arpenta un long moment, sous le dur soleil de midi,
le trottoir de la prison, ne se sentant pas la force de retrouver Masseck qui l’attendait dans la voiture.
Tout était en ordre, finalement, songeait-elle froidement
exaltée.
Illui semblait regarder enfin dans les yeux le démon qui
s’était assis sur le ventre de son frère, elle pensait : Je vais lui
faire rendre gorge, mais de quoi s’agissait-il et qui pourrait
jamais restituer ce qui avait été pris pendant des années ?
De quoi s’agissait-il ?
Masseck emprunta un chemin différent du trajet habituel, ce qu’elle remarqua sans y prêter plus d’attention,
mais lorsqu’il arrêta la voiture devant une petite maison
aux murs roses et au toit de tôle bleu, coupa le contact et
posa les mains sur ses genoux, elle résolut de ne lui poser
aucune question, décidant qu’elle ne ferait pas le moindre
pas vers un piège possible.
Elle se devait maintenant, pour Sony comme pour elle,
d’être forte et fine manœuvrière.
L’insoupçonné n’aura plus raison de moi.
— Il m’a dit de te montrer cette maison, déclara Masseck, parce que c’est là que tu habitais.
— Il se trompe, c’était ma sœur, dit Norah.
Pourquoi se refusait-elle à regarder attentivement la
maison ?
Confuse vis-à-vis d’elle-même, elle jeta un coup d’œil
aux murs d’un rose passé, à la galerie étroite qui courait
devant, aux modestes maisons voisines devant lesquelles
jouaient des enfants.
Puisqu’elle avait vu la photo, elle ne pouvait plus empêcher, songeait-elle, son esprit de reconnaître les lieux.
Mais le souvenir ne venait-il pas de plus loin ?
N’y avait-il pas, derrière ces murs roses, deux petites
pièces carrelées de bleu foncé et, sur l’arrière, une minuscule cuisine imprégnée de l’odeur du curry ?
Elleconstata, pendant le dîner, que son père et Jakob
prenaient plaisir à discuter et que, si son père ne pouvait
feindre de s’intéresser aux enfants, il s’efforçait cependant
d’adresser parfois à Lucie et Grete une grimace censée les
amuser, accompagnée de bruits de bouche drolatiques.
Il était décontracté, presque gai, comme si, pensait
Norah, elle l’avait déchargé de ce terrible poids qu’était
l’emprisonnement de Sony et qu’il ne restait plus qu’à
attendre qu’elle eût réglé la situation, comme si, la charge
morale, elle l’avait endossée et qu’il en était délivré à
jamais.
Elle sentait, dans l’attitude de son père vis-à-vis des
fillettes, une flatterie à son égard.
— Masseck t’a montré la maison ? lui demanda-t-il
abruptement.
— Oui, dit-elle, il m’a montré l’endroit où ma sœur
aurait vécu.
Il ricana, compréhensif, désinvolte.
— Je sais, reprit-il, ce que tu étais venue faire à Grand-Yoff, j’ai réfléchi et je m’en suis souvenu.
Elle eut un vertige, elle se vit repousser sa chaise, s’enfuir dans le jardin.
Puis elle se ressaisit et, pensant à Sony, refoula peur et
doutes, malaise et désenchantement.
Qu’importait ce qu’il pouvait dire, puisqu’elle lui ferait
rendre gorge.
— Tu étais venue pour te rapprocher de moi, oui. Tu
devais avoir, je ne sais pas très bien, vingt-huit ou vingt-neuf ans.
Il s’exprimait sur le ton le plus neutre.
Ilsemblait vouloir abolir entre eux toute apparence de
lutte.
Jakob et les enfants écoutaient avec application et Norah
sentait que le comportement affable de son père, l’autorité
de son âge et des vestiges de son aisance lui assuraient de
la part des trois autres un crédit qu’elle n’avait plus.
Ils étaient maintenant enclins à le croire et à douter
d’elle.
N’avaient-ils pas
Weitere Kostenlose Bücher