Trois femmes puissantes
lorsqu’il avait
cinq ans.
— Tu as dit une fois, je m’en souviens, que tu ne laisserais jamais tomber Sony, déclara son père.
Quelques fleurs jaunes tachaient le drap, tombées de ses
épaules et qu’il avait écrasées sous sa masse.
Combien pesant devait être aujourd’hui, songeait Norah,
le démon assis sur le ventre de Sony.
Ce fut au cours du dîner, ce soir-là, alors que Jakob
et son père discutaient en bonne intelligence, que Norah
entendit, échappé des lèvres de ce dernier :
— Quand ma fille Norah habitait là…
— Qu’est-ce que tu racontes ? Je n’ai jamais habité cette
maison ! s’exclama-t-elle.
Il détacha un gros morceau de la cuisse de poulet rôti
qu’il tenait entre ses doigts, prit le temps de mâcher, d’avaler, puis d’une voix posée :
— Non, je sais bien. Je voulais dire, quand tu vivais
dans cette ville, à Grand-Yoff.
Il lui sembla alors qu’une bourre de coton gênait sa
gorge, ses oreilles qui se mirent à vrombir doucement.
Les voix de Jakob et de son père, des fillettes qui devisaientavec une pondération exagérée, lui parurent s’éloigner d’elle, devenant presque inaudibles, feutrées.
— Allons, gronda-t-elle, je n’ai jamais vécu à Grand-Yoff ni nulle part dans ce pays.
Mais elle n’était pas certaine d’avoir parlé ou si, ayant
parlé, que quiconque l’eût entendue.
Elle se racla la gorge et répéta plus fort :
— Je n’ai jamais vécu à Grand-Yoff.
Son père haussa les sourcils avec un étonnement
amusé.
Le regard de Jakob allait, indécis, de Norah à son père
et les fillettes elles-mêmes s’étaient arrêtées de manger, si
bien que Norah se sentit obligée de dire encore, atterrée
d’avoir l’air de supplier qu’on la croie :
— Je n’ai jamais vécu ailleurs qu’en France, tu devrais
le savoir.
— Masseck ! appela son père.
Il lui lança quelques phrases brèves et Masseck s’en alla
chercher une boîte à chaussures qu’il posa sur la table et
dans laquelle le père de Norah entreprit de fouiller impatiemment.
Il en sortit une petite photo carrée qu’il tourna vers
Norah.
Comme toutes les photos que prenait son père, l’image,
intentionnellement ou non, en était un peu brouillée.
Il s’arrange pour que tout soit flou et pouvoir ainsi affirmer n’importe quoi.
La jeune femme aux formes rondes se tenait bien droite
devant une petite maison aux murs roses, au toit de tôle
peint en bleu.
Elleportait une robe vert tilleul semée d’impressions
jaunes.
— Ce n’est pas moi, dit Norah avec soulagement. C’est
ma sœur. Tu nous as toujours confondues bien qu’elle soit
plus âgée que moi pourtant.
Sans répondre, il montra la photo à Jakob, puis à Grete
et Lucie. Gênées, les fillettes ne lui jetèrent qu’un vague
coup d’œil.
— J’aurais cru que c’était toi, moi aussi, dit Jakob avec
un petit rire confus. Vous vous ressemblez beaucoup.
— Oh, pas tant que ça, murmura Norah. Cette photo
n’est pas bonne, voilà tout.
Son père secouait la photo devant le visage baissé, un
peu rouge, de Lucie.
— Alors, petite ! C’est maman ou ce n’est pas maman
là-dessus ?
Lucie hocha vigoureusement la tête de haut en bas.
— Tu vois, dit son père à Norah, ta fille te reconnaît.
Et il la lorgnait, un peu de profil, de son petit œil intraitable et furtif.
— Tu ne savais pas que ta sœur avait vécu à Grand-Yoff ? demanda Jakob dans l’intention manifeste de lui
venir en aide — mais elle n’avait besoin, songea Norah,
d’aucun secours à ce propos.
Comme c’était absurde !
Elle était lasse, à présent.
— Non, je ne savais pas. Ma sœur me parle rarement
de ce qu’elle fait ou des endroits où elle va pour la propagande de son espèce de communauté. Qu’est-ce qu’elle est
venue faire ici ? demanda Norah à son père sans le regarder en face.
—C’est toi qui étais là, pas ta sœur. Tu dois bien le
savoir, ce que tu étais venue faire. Je sais quand même distinguer entre mes enfants.
Dans la nuit, laissant Jakob endormi, elle sortit de la
maison oppressante, sachant cependant qu’elle ne trouverait pas la paix non plus dehors puisqu’il était là, guettant
depuis les hauteurs du flamboyant.
Et elle l’entendait sans le voir dans la nuit profonde et
les bruits que produisait sa gorge ou les menus déplacements de ses tongs sur la branche étaient infimes mais elle
les entendait
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