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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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hâtivement cette pensée, ce souvenir intolérable de l’escapade de Fanta (ainsi disait-il en lui-même
pour réduire la portée de ce qui n’avait été ni plus ni moins
qu’une trahison), préférant encore la froideur monotone de
ce rêve interminable qu’était devenue sa vie, à son grand
étonnement — sa vraie, sa pauvre vie.
    Il ouvrit la porte de la cabine téléphonique, se glissa
entre les parois couvertes de griffures et de graffitis.
    De même qu’il était contraint de rouler dans une Nevada
hors d’âge, il avait dû, tout récemment, résilier son abonnement de téléphone portable et cette décision qu’il aurait
pu se contenter de qualifier de raisonnable, vu le budget
serré dont il disposait chaque mois, lui apparaissait inexplicable, singulière et injuste comme une cruauté qu’il
se serait infligée, car il ne connaissait ni n’avait entendu
parler de personne qui ait dû renoncer à cet accessoire, à
part lui.
    Pas même les gitans qui vivaient dans un camp permanent installé en contrebas de la petite route, juste au-delà
des vignes au flanc de la colline, et dont, se disait Rudy
machinalement, les nouveaux habitants du petit château,
cesAméricains ou Australiens, devaient distinguer le toit
des caravanes verdies par la mousse, pas même les gitans
que Rudy voyait souvent plantés devant la vitrine de
Manille, contemplant d’un œil aigu et dédaigneux les cuisines d’exposition, n’étaient privés de téléphone.
    Alors quoi, se disait-il, comment faisaient tous ces gens
pour réussir ainsi à vivre tellement mieux que lui ?
    Qu’est-ce qui l’empêchait d’être aussi malin que les
autres, puisqu’il n’était pas plus sot ?
    Lui, Rudy Descas, qui avait longtemps estimé que sa
sensibilité particulière, l’ampleur spirituelle, idéaliste,
romantique, vague aussi, de son ambition, compensaient
favorablement son manque d’astuce et de rouerie, commençait à se demander si une telle singularité avait quelque
valeur ou si elle n’était pas risible et secrètement méprisable comme l’aveu, chez un homme puissant, d’un goût
pour les fessées et les fanfreluches.
    Il tremblait tant qu’il s’y reprit à trois fois pour composer son propre numéro de téléphone.
    Il laissa sonner, longtemps.
    Son regard errait, à travers la paroi vitrée, sur le calme
petit château frais et blond, bien à l’abri de la chaleur sous
le feuillage dense, discipliné de ses chênes sombres, puis
son regard régressa, se fixa sur le verre de la paroi dans
lequel il aperçut, comme prisonnier de la matière, son
propre visage transparent et suant aux yeux hagards, le
bleu de leur iris assombri par l’angoisse — tandis qu’il se
représentait si bien la pièce dans laquelle sonnait et sonnait
vainement le téléphone, le salon inachevé de leur petite
maison tout entière figée dans le non-fini sans espoir,
feuilles de plâtre sans jointoiement, vilain carrelage marron,et là-dedans leurs pauvres meubles : un vieil ensemble fauteuils-canapé en tissu fleuri et bois verni récupéré
chez une patronne de maman, la table de jardin recouverte
d’une nappe plastifiée, un buffet en pin, la petite bibliothèque débordante de livres, toute une triste laideur que
ne venaient nullement éclairer ou adoucir l’indifférence à
son endroit ou la joyeuse vitalité des habitants de la maison, car Rudy exécrait cette mocheté qui n’aurait dû être,
comme le reste, que provisoire, il en souffrait chaque jour
comme à présent, dans la cabine téléphonique, rien qu’à se
l’imaginer — il en souffrait et en était furieux, coincé dans
le rêve interminable, le rêve monotone et froid de la gêne
permanente.
    Mais où pouvait-elle être, à cette heure ?
    Elle avait sans doute, comme chaque matin, accompagné Djibril à l’arrêt du car scolaire mais elle aurait dû être
rentrée à la maison depuis longtemps — alors, où était-elle, pourquoi ne répondait-elle pas au téléphone ?
    Il raccrocha, s’appuya le dos à la paroi.
    Sa chemisette bleu clair était trempée, il la sentait,
humide et chaude, contre le verre.
    Oh, comme tout cela était pénible et inquiétant et mortifiant, comme tout cela lui donnait envie de pleurer en
cachette, une fois retombée la colère.
    Se pouvait-il, se pouvait-il seulement qu’elle ait… prenant à la lettre ces mots qu’il n’était même pas sûr d’avoir
prononcés,

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