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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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Fanta.
    Ne lui manquaient, dans la présence de ces ombres
informes qui avaient joué le rôle d’amis, que les regards
bienveillants et cordiaux qui l’assuraient que Rudy Descas était un type sympathique, agréable à fréquenter, dont
la femme venue de loin l’aimait sans arrière-pensée — il
était alors bien lui, Rudy Descas tel qu’il se voyait, présent
en ce monde, et non l’improbable et discordante figure
issue de quelque rêve pénible, de quelque rêve avilissant,
et que nul matin ne parvient à chasser . Que sont mes amis
devenus, que j’avais de si près tenus et tant aimés ?
    Ilregarda sa montre.
    Il ne lui restait que cinq minutes avant l’heure d’embauche chez Manille.
    Il s’était arrêté devant l’unique cabine téléphonique du
secteur, au bord de la petite route qui ouvrait la voie gaiement et bravement entre les étendues de vignes.
    Le soleil tapait dur déjà.
    Pas un souffle, pas une ombre avant celle des hauts chênes verts qui encadraient au loin le château viticole, austère demeure aux volets clos.
    Quelle fierté avait été la sienne quand il avait présenté
à Fanta cette région où il était né, où ils allaient vivre et
prospérer, et tout particulièrement cette bâtisse dont
maman connaissait un peu les propriétaires, producteurs
d’un excellent graves que Rudy, à présent, n’avait plus les
moyens de boire.
    Il savait que, obscurément, au-delà de tout espoir raisonnable, le plaisir orgueilleux qu’il avait éprouvé à montrer
le sombre petit château à Fanta, s’avançant et la tirant presque dans l’allée jusqu’à la grille, jusqu’aux chênes verts,
arguant de cette vague relation entre maman et les maîtres des lieux (elle avait dû, en tout et pour tout, remplacer quelques semaines leur femme de ménage habituelle)
pour s’en approcher exagérément, venait de ce qu’il s’était
persuadé qu’un jour cette propriété leur appartiendrait, à
Fanta et lui, qu’en quelque sorte elle leur reviendrait, il ne
savait encore comment.
    Que trois énormes chiens jaillis de l’arrière de la
demeure se soient rués vers eux n’avait pas altéré cette certitude, même si un sentiment de pure horreur s’était alors
emparé de lui.
    Oh,Rudy Descas n’était pas un homme si courageux
que cela. Ces amis m’ont bien failli .
    Les dobermans déchaînés n’avaient-ils pas voulu le
punir de ses désirs présomptueux et absurdes, de cette
grosse patte possessive qu’il avait abattue en pensée sur la
propriété ?
    Un coup de sifflet lancé par leur maître invisible avait
arrêté les chiens tout net, cependant que Rudy lentement
reculait, son bras tendu devant Fanta comme s’il avait
voulu la dissuader de sauter à la gorge des trois monstres.
    Qu’il s’était senti inutile et vain par cette chaude matinée de printemps, dans le silence paisible, lumineux qui
avait suivi la retraite des chiens et leur propre retour vers la
voiture, qu’il s’était senti pâle et flageolant à côté de Fanta
qui, elle, n’avait pas même frissonné.
    Elle ne m’en veut pas de l’avoir mise en danger, non
parce qu’elle est bonne, bien qu’elle le soit, mais parce
que la conscience du danger ne l’a pas atteinte, songeait-il,
est-ce cela, être brave, et je ne suis qu’un audacieux ? Car
jamais, tant que Dieu m’assaillit, je n’en vis un seul à mes
côtés.
    Il jetait des regards en coin au visage impassible, aux
grands yeux bruns de sa femme baissés vers les graviers
de l’allée qu’elle agitait distraitement de l’extrémité d’une
baguette, petite branche de noisetier ramassée à l’instant
où les chiens avaient déboulé.
    Quelque chose en elle résistait à la compréhension, songeait-il presque admiratif quoique mal à l’aise — dans le
naturel de sa placidité chez une femme qui était avant tout
une intellectuelle, dans la méconnaissance qu’elle semblait
avoir, elle qui déchiffrait tout, de son propre flegme.
    Ilregardait le large, le haut méplat de sa joue lisse, les
cils noirs épais, le nez à peine saillant, et l’amour qu’il lui
portait, à cette femme secrète, l’effrayait.
    Car elle était étrange, trop étrange pour lui peut-être, et
il s’épuisait à démontrer qu’il n’était pas réduit à ce qu’il
avait l’air d’être, qu’il n’était pas simplement un exprofesseur de lycée revenu s’installer dans sa province natale
mais un homme

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