Trois femmes puissantes
que le sort avait élu pour s’acquitter d’un
destin original.
Il lui aurait suffi, à lui, Rudy Descas, il s’en serait
contenté avec gratitude, de n’être chargé de nul autre
devoir que de celui d’aimer Fanta.
Mais il avait l’impression que c’était trop peu pour elle,
même si elle l’ignorait, et que, l’ayant enlevée à son univers familier, il lui devait bien davantage qu’une assez
grossière petite maison dans la campagne, laborieusement
payée à crédit, et toute la vie y afférente, toute cette modicité qui le mettait hors de lui.
Et il se tenait maintenant au bord de cette même joyeuse
petite route, plusieurs années après que les chiens avaient
failli les déchirer tous les deux (mais la tranquillité de Fanta
n’aurait-elle pas suspendu leur bond, ne se seraient-ils
pas écartés d’elle en geignant peut-être, apeurés de sentir
qu’elle n’était pas un être humain semblable aux autres ?),
par une tiède et suave matinée de mai toute pareille à celle-ci, sinon que sa déconfiture avait alors à peine altéré sa
confiance en l’avenir, en leur succès, en leur veine éblouissante, et qu’il savait à présent que rien ne réussirait.
Ils étaient repartis dans cette vieille Nevada de laquelle
il s’extrayait maintenant car, oui, c’était déjà une vilaine
voiture démodée, d’un bleu-gris caractéristique des goûts
prudentsde la mère de Rudy à laquelle celui-ci l’avait
achetée quand elle l’avait abandonnée pour une Clio, et
cependant, comme il ne doutait pas à l’époque de pouvoir
très vite s’offrir quelque chose de bien mieux (une Audi
ou une Toyota), il avait entraîné Fanta à considérer leur
voiture comme une sale bête un peu fourbe, ridicule mais
fatiguée et dont ils accompagnaient les derniers jours avec
patience, ne la sortant que pour l’entretenir.
Il avait traité la pauvre Nevada avec une désinvolture
méprisante, mais n’était-ce pas une sorte de haine qu’il
éprouvait actuellement contre sa robustesse même, sa
vaillance à toute épreuve de bonne vieille voiture pas compliquée, et presque son honnêteté, son abnégation ?
Rien de plus misérable, se disait-il, que de haïr sa voiture, où en suis-je donc arrivé et tomberai-je beaucoup
plus bas encore — oh, certes oui car c’était une broutille à
côté de ce qu’il avait dit à Fanta ce matin-là, avant de partir
travailler chez Manille et de prendre cette même route qui,
autrefois, coupant allègrement entre les vignes…
Que lui avait-il dit exactement ? Et il ventait devant ma
porte et il les emporta .
Il laissa la portière ouverte, debout sur ses jambes tremblantes. L’ampleur de ce qu’il avait très probablement
gâché l’étourdissait.
Tu peux retourner d’où tu viens.
Était-ce possible ?
Il eut un faible sourire, crispé, jaune — non, Rudy
Descas ne parlerait pas ainsi à la femme dont il voulait si
ardemment être aimé de nouveau.
Il leva les yeux, mit sa main en visière, la sueur mouillait
déjà son front, sa frange blonde.
Blondégalement était le monde autour de lui par ce
matin doux et propre, blonds les murs du petit château
là-bas que des étrangers quelconques (Américains ou
Australiens, croyait savoir maman toujours à l’affût d’informations dont alimenter son penchant à la déploration
voluptueuse) avaient récemment acquis et restauré, et les
taches de lumière blondes sous ses paupières dansaient au
rythme de ses clignements d’yeux — puissent-elles couler
enfin, ces larmes de colère qu’il sentait peser de l’intérieur
contre ses orbites.
Mais ses joues demeuraient sèches, sa mâchoire contractée.
Il perçut le ronflement d’une voiture qui arrivait derrière lui et il s’accroupit aussitôt derrière sa portière, peu
désireux d’adresser un signe au conducteur qu’il avait, ici,
toute chance de connaître, mais secoué aussitôt d’un lugubre fou rire en songeant qu’il était le seul dans le coin à
rouler dans une Nevada bleu-gris et que sa voiture attestait
de la présence de Rudy Descas plus sûrement encore que la
silhouette de Rudy Descas lui-même qui pouvait toujours,
à une certaine distance, ressembler à quelqu’un d’autre.
Car il semblait que tout le monde eût assez d’argent pour
acheter un véhicule vieux de dix ou douze ans au maximum, sauf lui et sans qu’il comprît pour quelle raison.
Quand il se releva, il
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