Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
Vom Netzwerk:

raison pour l’heure abandonnée, confiante.
    Rudy essuya sur son pantalon ses mains soudain devenues moites.
    Si l’associé de son père, Salif, avait profité du sommeil d’Abel, du sommeil d’après-midi plein d’abandon et
de confiance, pour le poignarder, il vivrait, lui Salif, sans
doute encore aujourd’hui, et qu’Abel fût mort n’aurait rien
changé au destin de mort d’Abel puisqu’il s’était tué, Abel,
quelques semaines après l’assassinat de Salif.
    Ce dernier, se rappela Rudy, avait été un homme long et
sec, aux membres lents, au pas prudent.
    Lui était-il arrivé de contempler depuis le seuil de la
grande pièce ombreuse le sommeil d’Abel, en songeant
que celui-ci ignorait tout, livré aux rêves étranges de
l’après-midi, des crimes qui se rêvaient autour de lui ?
    Salif avait-il haï le père de Rudy au point de désirer le
tuer malgré les paumes ouvertes sur les cuisses, ou bien
avait-il eu pour Abel une affection que ne démentaient nullement les tentatives d’escroquerie commises à l’encontre du même Abel, ces deux occurrences, l’affection et la
tromperie, suivant leurs voies distinctes dans le cœur et les
intentions de Salif, si bien que l’une ne brouillait jamais
l’autre ?
    Rudy ne connaissait pas les sentiments que Salif, l’associé de son père, avait éprouvés pour celui-ci, il ne savait
pas si Salif avait réellement essayé d’arnaquer Abel ou si
Abels’en était persuadé à tort, mais voilà qu’il réfléchissait
malgré lui et se souvenait de son père endormi dans le fauteuil en osier, et voilà que ses cuisses devenaient humides,
collantes, voilà que ses démangeaisons le reprenaient et
qu’il recommençait à se tortiller, serrant et desserrant les
fesses, confus et irrité et perturbé.
    Gauquelan n’avait pas bougé.
    Quand il se réveillerait, quand il frotterait l’une contre
l’autre ses mains non plus innocentes et abandonnées mais
impatientes, déjà prêtes à reprendre le travail méprisable
qui lui rapportait tant, quand il s’extirperait pesamment de
son fauteuil de velours frappé vert foncé et que, levant son
œil rusé et froid, il apercevrait Rudy Descas immobile sur
le pas de la porte, comprendrait-il que sa mort, sa mort
brutale, incomprise, s’était inventée dans l’esprit de cet
inconnu ou croirait-il plutôt découvrir la figure inattendue
d’un ami, pourrait-il prendre le visage haineux pour un
visage bienveillant ?
    Il avait dû y avoir un après-midi, songea Rudy dans
une sorte de panique, où son père était sorti de sa sieste
et d’un rêve peut-être récurrent, monotone et glacial,
où il avait frotté ses yeux et ses joues de ses mains non
plus confiantes mais affairées, où il s’était extrait de son
fauteuil en osier avec la souplesse pesante de l’homme
musclé et compact qu’il était, où il était sorti de la pièce
ombreuse et de la demeure tranquille pour se diriger vers
le bureau de Salif, un bungalow peu éloigné de la maison,
et peut-être flottait-il encore dans ses pensées brumeuses
les vestiges d’un rêve pénible, vaguement avilissant, dans
lequel son associé tentait de le voler en faisant établir des
devis artificiellement gonflés pour la construction du villagede vacances qu’Abel projetait, peut-être ne s’était-il
pas débarrassé, en marchant vers le bungalow de Salif, de
cette conviction trompeuse portée par certains rêves que
les Africains qui l’entouraient n’avaient d’autre but que
de le flouer, quand bien même ils tournaient vers lui une
figure amie ou cordiale, quand bien même ils éprouvaient
pour lui, comme Salif, une affection véritable, puisque ces
deux occurrences, l’amitié et la tromperie, ne se mêlaient
jamais l’une à l’autre mais cohabitaient en toute indépendance dans leur cœur et dans leurs intentions.
    Rudy savait qu’il avait été présent quelque part dans la
propriété l’après-midi où son père, peut-être emporté par
la certitude illusoire d’un rêve humiliant, avait frappé Salif
devant le bungalow.
    Il savait également qu’il avait aux alentours de huit ou
neuf ans et que, depuis trois ans que maman et lui avaient
rejoint Abel à Dara Salam, une crainte unique tempérait
parfois la plénitude de son bonheur, celle de devoir peut-être un jour rentrer, bien que maman lui assurât que cela ne
se produirait pas, en France, dans la petite maison où,

Weitere Kostenlose Bücher