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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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accablé, d’un
après-midi chaud et blanc, il pouvait se représenter dans
ses moindres détails, haletant de douleur et d’incrédulité,
la scène où couleurs et sons ne variaient jamais, mais il
était aussi capable, cette scène immuable, de la voir en
esprit depuis des angles divers, comme s’il avait été présent en plusieurs lieux à la fois.
    Et il savait au plus intime de lui-même quelles avaient
été les intentions de son père.
    Car Abel avait nié, après, avoir écrasé délibérément
Salif, il avait invoqué la nervosité et la colère pour expliquer la conduite détraquée, l’accident, prétendant qu’il
était monté en voiture dans le seul but d’aller faire un tour
qui l’apaiserait.
    Rudy savait qu’il n’en était rien.
    Il l’avait toujours su alors que son père avait dû tenter de
ne plus le savoir, de se convaincre qu’il n’avait pas voulu
achever de cette ignoble manière son associé et ami qui en
son cœur ne mélangeait jamais…
    Il savait qu’Abel, en s’asseyant sur le siège, en mettant
le contact, voulait se venger de Salif et entretenir la bonne
fièvre exaltante de sa rage en pulvérisant cet homme à
terre, il le savait tout autant et mieux encore que s’il l’avait
éprouvé lui-même, puisqu’il n’avait pas besoin, lui, pour
se sauver, de chercher à le contester.
    Maisd’où, alors, tenait-il cette conviction ?
    Était-ce parce que, présent devant le bungalow, il avait
vu le mouvement des roues de la voiture et compris qu’une
volonté précise, furieuse, passionnée, dirigeait le véhicule
exactement vers la tête de Salif ?
    Rudy traversa la cuisine en courant.
    Il ressortit par la porte de derrière, courut jusqu’au portail, se jeta dans l’ouverture.
    Sa chemisette s’accrocha aux épines de la haie, il tira
dessus brutalement.
    Il ne s’autorisa à reprendre souffle qu’une fois tombé
dans le siège de la Nevada.
    Il agrippa le volant, posa son front au milieu.
    Il gémissait doucement.
    — Peu m’importe, peu m’importe, murmurait-il en
ravalant sa bave avec des hoquets.
    Car l’important n’était pas là, n’est-ce pas ?
    Comment avait-il pu se laisser aveugler par l’idée que
la question fondamentale était d’apprendre si, ce terrible
après-midi, il avait été présent ou non ?
    Car l’important n’était pas là.
    Il lui semblait maintenant que cette interrogation n’était
venue se glisser au premier plan de ses pensées que pour
le distraire, fût-ce dans la souffrance, et lui dissimuler l’insidieuse progression du mensonge et du crime, du plaisir
mauvais et de la déraison.
    Tremblant, il démarra et, au carrefour suivant, tourna à
droite pour s’éloigner au plus vite de la maison de Gauquelan.
    Pourquoi lui faudrait-il, jusque dans le pire, ressembler
à son père ?
    Quiattendait cela de lui ?
    Il revoyait le visage endormi de Gauquelan et les mains
sans défense et lui-même sur le pas de la porte, et il pouvait voir son propre visage faussement calme et se rappeler ses réflexions faussement claires alors qu’il s’était
demandé dans quel tiroir il trouverait l’arme la plus propre
à tuer Gauquelan d’un coup — lui, Rudy, avec ses aspirations à la pitié, à la bonté, debout au seuil du salon de
cet inconnu et, sous l’eau trompeuse de sa douce et calme
figure d’homme cultivé, échafaudant un acte inexcusable
au point de vue de la pitié, de la bonté.
    Ses dents claquaient.
    Qui avait jamais attendu de lui qu’il fût aussi violent
et abject que son père, et qu’avait-il à voir, lui, avec Abel
Descas ?
    Il avait été un spécialiste de littérature médiévale et un
enseignant honnête.
    Qu’on pût seulement concevoir de gagner de l’argent en
construisant un village de vacances le remplissait de répugnance et de gêne.
    Alors (cramponné à son volant, il avait conscience de
rouler trop vite et n’importe comment sur la route qui
s’enfonçait maintenant dans la campagne, loin du quartier
de Gauquelan) de quel héritage se sentait-il comptable ?
    Et pourquoi aurait-il fallu qu’il empêchât Gauquelan de
se lever de son fauteuil après que celui-ci eut ramené vers
son visage ses mains soudain non plus vulnérables, enfantines…
    Oh, songeait Rudy en donnant de brusques coups de
volant dans les virages, ce n’est pas Gauquelan qu’il eût
été utile d’empêcher à jamais d’émerger de sa sieste, la
têtepleine

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