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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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encore de rêves fallacieux que le frottement des
mains sur les yeux ne chassait pas, mais bien plutôt son
père à lui, Rudy, aux intentions meurtrières nettement et
fanatiquement établies en son cœur où se mêlaient sans
cesse l’amitié et la colère, l’attachement aux autres et le
besoin d’anéantir.
    Et n’était-ce pas le digne fils de cet homme-là qui avait
pris plaisir à serrer le cou du garçon de Dara Salam, puis,
tout à l’heure, à épier le sommeil abandonné d’un étranger ?
    Lui qui, songea-t-il débordant de dégoût pour lui-même,
avait pleuré sur la glycine massacrée, il se rappela que son
père avait manifesté une sentimentalité séduisante envers
les bêtes, parlant, après certains repas, de se faire végétarien, ou fuyant ostensiblement loin des cris des poulets que
maman égorgeait régulièrement derrière la maison.
    Il ralentit en entrant dans un village, s’arrêta devant une
épicerie qu’il connaissait un peu.
    Une clochette tinta lorsqu’il poussa la porte vitrée.
    L’odeur de viande froide, de pain, de sucreries chauffant
au soleil dans la vitrine, lui fit sentir à quel point il avait
faim.
    Des rires et des exclamations télévisées filtraient à
travers le rideau de lanières de plastique qui séparait la
boutique du logement des épiciers, et les clameurs s’accentuèrent lorsque la femme se fraya une ouverture entre
les lanières, les écartant le moins possible cependant pour
éviter le passage des mouches.
    Rudy se racla la gorge.
    La femme attendait, la tête légèrement détournée vers
son logement afin de capter un peu encore de l’émission.
    Ildemanda, d’une voix enrouée, une tranche de jambon
et une baguette.
    Elle souleva à pleines mains le bloc de jambon luisant,
le plaça sur la machine, coupa une tranche qu’elle jeta
ensuite sur la balance, de ses mains adroites et confiantes
et non lavées, pensait-il machinalement, puis elle attrapa
une baguette à l’allure molle dans un grand sac de papier
posé à même le sol, la palpa, la laissa retomber pour en
saisir une autre.
    Il voyait le regard distrait qu’elle avait malgré la précision des gestes familiers, la façon dont elle gardait toujours une oreille tournée vers les rumeurs de la télévision,
bien qu’aucune parole ne fût audible, comme si elle pouvait suivre le déroulement du programme aux seules variations d’intensité des bruits et des clameurs.
    — Quatre euros soixante, dit-elle sans le regarder.
    Il se sentit soudain fatigué de cette France provinciale
qu’il connaissait si bien, oh, terriblement las, songea-t-il,
du mauvais pain traînant à hauteur des pieds, du jambon
pâle et mouillé, des mains qui, telles celles-ci à cet instant,
empoignaient successivement la nourriture et l’argent, le
pain et les billets.
    Ces mains, se dit-il, indifférentes à la souillure du pain,
reposaient-elles parfois abandonnées et fragiles, paumes
en l’air…
    Puis son dégoût passa.
    Mais il lui restait au cœur la morsure d’une nostalgie
qui lui venait de ce que, lors de ces longues années passées
à Dara Salam ou, plus tard, dans la capitale, au Plateau,
il se rappelait n’avoir éprouvé nulle répugnance quand
desmains qui le servaient mélangeaient les contacts de la
viande et des pièces de monnaie.
    Au vrai, jamais il n’avait ressenti là-bas de répulsion
envers quoi que ce fût, comme si sa joie, son bien-être, sa
gratitude pour les lieux avaient brûlé d’un éclat purificateur les gestes usuels.
    Tandis qu’ici, dans son pays natal…
    En sortant de la boutique il entendit bruisser derrière lui
les lanières de plastique et tinter la clochette de la porte,
puis le lourd silence de midi l’enveloppa en même temps
que la chaleur dense et sèche.
    Les trottoirs étaient étroits de part et d’autre de la route,
les maisons grisâtres avaient leurs volets clos.
    Il remonta en voiture.
    La température de l’habitacle l’étourdit légèrement.
    Il sentait l’intérieur de sa tête chaud et faible sans que
cela fût entièrement désagréable, sans que cela ressemblât,
dans les effets, à cette fournaise qu’était devenu l’intérieur de son crâne lorsque, étendu dans la cour du lycée, le
visage écrasé sur le goudron, il avait senti des mains prudentes, malhabiles, effarées, tenter de le relever, le soulevant aux aisselles, puis à la taille, avec peine, et il s’était
dit

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