Trois femmes puissantes
belle cuisine, et si sophistiquée qu’il n’aurait
jamais pu, de toute façon, la concevoir.
Le plan central, tout de marbre rose, s’appuyait sur une
théorie de placards laqués de blanc qui s’incurvaient élégamment pour suivre l’ovale de la plaque de marbre.
Au-dessus, un cube de verre, probablement la hotte, semblait tenir en l’air par le miracle de son seul raffinement.
Le sol était carrelé de grès rougeâtre, à l’ancienne.
Il brillait discrètement dans la pièce lumineuse, sans
doute ciré maintes et maintes fois.
Oui, quelle merveilleuse cuisine, songeait-il avec rage,
faite pour accueillir chaque jour une nombreuse famille
autour de plats mijotés — et il croyait presque entendre
le bouillonnement d’une viande en sauce sur le fourneau
somptueux, de type professionnel, muni de huit feux, au
corps tout de fonte émaillée blanche, étincelante.
Cependant la cuisine paraissait inutilisée.
La plaque de marbre était visiblement poussiéreuse et, à
part la bouteille d’eau et quelques bananes sur une assiette,
rien ne laissait supposer qu’on cuisinait ou prenait le moindre repas dans cette grande pièce aux poutres vernies.
Rudytraversa la cuisine, puis l’entrée de la maison.
Il avait conscience de sa souplesse, de sa légèreté, de
son moi rafraîchi et invincible.
L’air climatisé renforçait son assurance car toute transpiration excessive l’avait quitté.
Il sentait sur sa poitrine, dans son dos, le coton presque
sec de sa chemisette.
Oh, se dit-il surpris, je n’ai plus peur de rien, à présent.
Il s’arrêta sur le seuil du salon, qui donnait dans l’entrée
du côté opposé à la cuisine.
Il percevait, distinct, sonore, un ronronnement.
En avançant la tête, il aperçut un fauteuil et là-dedans
un homme gras, vieilli, qu’il reconnut comme le Gauquelan de la photo.
Une joue posée sur l’oreille du fauteuil, l’homme ronflait doucement.
Ses mains reposaient sur ses cuisses, paumes en l’air,
dans une attitude de confiance, d’abandon.
Sur ses lèvres entrouvertes naissait parfois une bulle de
salive que l’expiration suivante faisait éclater.
N’était-il pas grotesque ? se dit Rudy, le souffle court.
À sommeiller ainsi paisiblement tandis que…
Tandis que quoi ? se demanda-t-il, oppressé d’une joie
méchante, étourdissante.
Tandis que rôde autour de lui, dans sa maison non défendue, son assassin au pied léger ?
Au bras haineux ?
Il se sentait penser à toute vitesse, avec clarté.
Nul doute qu’il se trouvât dans un tiroir de cette cuisine parfaite (un tiroir à extraction totale, avec amortisseur
intégré) une batterie de couteaux de boucher dont le plus
terriblepourrait atteindre d’un coup le cœur de Gauquelan — traverser la peau épaisse, le muscle, la couche de
graisse dure et dense pareille à celle qui enveloppe le cœur
petit du lapin, songea Rudy qui achetait parfois à la mère
Pulmaire l’un de ces gros lapins qu’elle élevait dans des
cages à peine plus larges qu’eux et qu’il devait, pour le
prix d’ami, écorcher et vider lui-même bien qu’il eût horreur de le faire.
Il allait retourner sur ses pas, s’emparer de ce couteau
fantastique et frapper la poitrine de Gauquelan.
Comme il se sentait calme, puissant, volontaire, comme
il goûtait cette sensation !
Et après ?
Qui établirait le lien entre ce type et lui ?
Il était seul à savoir les raisons qu’il avait de maudire
tous les Gauquelan du monde.
Il pensa à sa vieille Nevada garée devant la maison, il
étouffa un ricanement.
Son affreuse voiture parlerait aussitôt contre lui mais il
était assez probable que personne encore, dans ce quartier
paisible et à cette heure, ne l’avait remarquée.
Et quand bien même.
Il ne redoutait rien, maintenant.
Il regarda Gauquelan attentivement, il regarda depuis le
seuil du salon dormir cet homme qui, de manière éhontée,
gagnait tant d’argent.
Ses mains reposaient, grosses, abandonnées, confiantes.
De nouveaux picotements chatouillèrent l’anus de
Rudy.
Il se gratta, machinalement.
Son père, Abel Descas, avait eu l’habitude de faire la
siestedans la grande pièce ombreuse de la maison de Dara
Salam et il se tenait dans son fauteuil d’osier tout comme
Gauquelan dans son crapaud — abandonné, confiant,
méconnaissant les crimes qui s’imaginaient autour de lui,
méconnaissant encore les crimes que formerait sa propre
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