Trois femmes puissantes
Rudy.
Ah, pensa-t-il, enfiévré de chaleur et de soif, n’était-il
pas en train de replonger dans les dangereux tours et
détours de ce rêve âcre et monocorde à la fois, de ce rêve
pénible et avilissant dont il commençait juste, à force de
volonté, à s’extirper ?
Ne devait-il pas oublier ce Gauquelan qui lui avait inspiré tant de courroux haineux, injuste, déplacé ?
Il le devait, bien sûr, et c’est très certainement ce qu’il
allait faire — cesser d’estimer que ce type avait quelque
responsabilité mystérieuse, symbolique, dans la déveine de
Rudy Descas, qu’il s’était secrètement joué de Rudy et de
son innocence pour prospérer tandis que Rudy, lui…
Oh, c’était absurde, mais rien que d’y penser le rendait
sombre, bilieux.
Il revoyait cette photo du journal local, de ce Gauquelanavec sa dent manquante, sa grosse face, son air suffisant, et il lui semblait incontestable que l’homme lui avait
volé quelque chose, à l’égal de ceux qui, avisés, cyniques,
se repaissaient de l’incapacité de tous les Rudy Descas à
prendre leur part du grand festin de la fortune.
Gauquelan, cet artiste minable, avait réussi parce que
Rudy végétait dans la pauvreté, et non accessoirement à
cet état de fait, et l’esprit de Rudy ne pouvait démordre de
cette relation de cause à conséquence.
L’autre s’engraissait sur son dos.
Cette idée le rendait fou.
De plus…
Il souriait avec difficulté, il sentait un sourire jaune étirer ses lèvres sèches, collantes — comme il avait soif !
De plus… ce pouvait être ridicule mais c’était ainsi, et
cela avait la parfaite luminosité des vérités indémontrables : la petite âme de Rudy voltigeait, sans méfiance, et
l’autre s’en était emparé pour créer son œuvre abjecte, la
statue d’un homme qui ressemblait à Rudy jusque dans sa
position de soumission furieuse et d’effroi.
Oui, cela le rendait fou d’imaginer que Gauquelan,
même sans l’avoir jamais rencontré, s’était servi de lui,
que ces types-là utilisaient à leur profit la confiance, la
faiblesse, l’ignorance de ceux qui ne prennent pas la précaution de cloîtrer leur conscience.
Il arrêta la voiture devant un portail tout neuf, de fer
forgé noir orné de pointes dorées.
C’était donc là, se dit-il, légèrement étourdi, que logeait
Gauquelan, dans cette grande maison de pierres apparentes grattées et jointoyées de frais.
Le toit de tuiles était récent, et scintillante la peinture
blanchedes fenêtres, des volets, et une large terrasse abritait une table et des sièges de bois clair qu’un parasol jaune
gardait à l’ombre.
Il était impossible, songea Rudy douloureusement, de
vivre malheureux dans une telle maison.
Comme il aurait aimé habiter là avec Fanta et l’enfant !
Le portail n’était qu’un emblème puisque, détail qu’il
jugea particulièrement distingué, il ne défendait rien : de
chaque côté des deux piliers de pierre, jusqu’à la haie de
troènes, une ouverture permettait aisément le passage.
Il descendit de voiture, referma tout doucement la portière.
Il se glissa dans la trouée, gagna la terrasse en quelques
enjambées rapides.
Silence total.
Comment deviner, dans ces propriétés équipées de
gigantesques garages, s’il y avait quelqu’un en ce moment
ou non ?
Là où vivait Rudy ou maman, la présence d’une voiture
devant la maison signalait infailliblement celle du propriétaire.
Il se courba, contourna la maison.
À l’arrière il y avait une porte dont il supposa qu’elle
donnait dans la cuisine.
Il appuya tranquillement sur la poignée.
Comme si, pensa-t-il, je rentrais chez nous.
Et la porte s’ouvrit et il entra et referma derrière lui avec
naturel.
Il s’arrêta néanmoins, à l’affût.
Puis, rassuré, il s’empara d’une bouteille d’eau minéraleposée sur le comptoir, s’assura qu’elle n’avait pas été
ouverte, la but en entier bien que l’eau fût à peine fraîche.
Tout en buvant, il promenait son regard sur la grande
cuisine de Gauquelan.
Il nota immédiatement qu’une telle installation ne pouvait provenir de chez Manille, qui n’avait rien d’aussi fastueux, et cela l’irrita comme si Gauquelan avait choisi ce
moyen supplémentaire de l’écraser, lui Rudy, en faisant
monter sa cuisine par un concurrent plus chic.
Cependant il appréciait, en connaisseur — c’était vraiment une
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