Trois femmes puissantes
chaque mercredi, un grand garçon aux jambes droites et lisses
pareilles à de jeunes troncs de hêtre avait accaparé l’attention, l’amour, le rire de maman, et de sa seule présence adorable avait repoussé Rudy dans la nullité de ses cinq ans.
Ce qu’il n’arrivait pas à démêler, en revanche…
Sans y penser il fit un pas dans le salon, en direction de
Gauquelan.
Il pouvait entendre maintenant le bruit de son propre
souffle oppressé auquel les ronflotements de l’autre semblaient répondre avec une discrétion pleine de sollicitude,
comme pour l’encourager à s’apaiser, à respirer moins fort.
Cequ’il n’arrivait encore pas à discerner, c’était s’il
avait assisté à la scène entre son père et Salif ou si maman
la lui avait racontée si précisément qu’il avait cru ensuite
avoir tout vu.
Mais pourquoi, comment maman aurait-elle décrit ce
qu’on lui avait déjà raconté à elle-même, puisqu’elle n’y
était pas ?
Rudy n’avait pas besoin de fermer les yeux pour voir
comme s’il y était encore ou comme s’il y avait jamais été
son père crier quelque chose à Salif puis, avant que celui-ci
ait eu le temps de lui répondre, l’assommer d’un coup de
poing en pleine face.
Abel Descas avait été un homme puissant, aux mains
larges et massives qui, pour abandonnées, confiantes et
douces qu’elles pussent paraître dans le sommeil, étaient
habituées à manier des outils, empoigner des matériaux
rétifs, transporter des sacs de ciment, et l’unique coup de
poing donné à Salif avait suffi à renverser celui-ci.
Mais Rudy avait-il vraiment vu le grand corps mince de
l’associé de son père s’écrouler dans la poussière ou avait-il imaginé et rêvé le saut en arrière, presque comique, que
Salif avait semblé exécuter sous l’impact du coup ?
Il lui était soudain insupportable de ne pas le savoir.
Il regarda les mains de Gauquelan, il regarda le cou
gras, se disant qu’il serait difficile de sentir sous ses pouces les anneaux de la trachée à travers tant de chair et de
peau flasque, s’il lui prenait le désir d’étrangler ce type.
Et il se dit que son père avait dû, comme lui, jouir parfois de ses élans de rage chaude, enveloppante, enivrante,
il se dit cependant qu’un impitoyable self-control plutôt
que la rage avait animé Abel lorsqu’il avait grimpé dans
son4 × 4 garé près du bungalow et que, lentement, calmement, comme s’il partait pour une course au village, il
avait dirigé ses roues énormes vers le corps de Salif, vers
le corps étendu inconscient de son associé et ami qui ne
confondait jamais en son cœur l’affection et un possible
goût pour la malversation, qui, s’il avait trompé Abel,
n’avait donc pas fait tort à l’ami ni même à l’idée de l’amitié mais, peut-être, à une simple et neutre image de collègue, une figure inhabitée.
Sans cesser de fixer Gauquelan, Rudy recula, repassa le
seuil de la porte, s’arrêta de nouveau dans l’entrée.
Il se couvrit la bouche d’une main.
Il lécha sa paume, la mordilla.
Il avait envie de ricaner, de brailler, de lancer des insultes.
Comment ferait-il pour le savoir ?
Qu’adviendrait-il, pour qu’il le sût enfin ?
Mon Dieu, mon Dieu, se répétait-il, aimable et doux
petit dieu de maman, comment savoir et comprendre ?
Car maman elle-même, qui n’y était pas, que savait-elle
avec certitude de la présence ou de l’absence de Rudy cet
après-midi-là devant le bungalow, au moment où Abel,
aussi tranquillement que s’il partait chercher le pain au village, avait roulé sur la tête de Salif ?
Était-il possible que maman eût parlé à Rudy du bruit
sec et bref, comme de quelque gros insecte écrasé, qu’avait
produit le crâne sous la roue du 4 × 4, et que Rudy en eût
ensuite rêvé jusqu’à croire qu’il l’avait entendu lui-même ?
Maman était bien capable, se dit-il, de lui avoir décrit un
tel bruit et le sang de Salif coulant dans la poussière, atteignant les premières dalles de la terrasse, teintant à jamais
la pierre poreuse.
Elleen était bien capable, se dit-il.
Mais l’avait-elle fait ?
Il se gratta frénétiquement, sans soulagement.
Il pouvait se représenter, les yeux grands ouverts, la
cour devant le bungalow de bois et de tôle, l’étroite terrasse pavée de blanc, et le gros véhicule gris de son père
broyant la tête de Salif dans le silence épais,
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