Trois femmes puissantes
regardait le soir tomber
sur l’avenue paisible.
De grosses voitures grises ou noires ramenaient chez
eux hommes d’affaires et diplomates, croisant quelques
servantes qui rentraient chez elles, à pied, chargées de sacs
en plastique, et celles qui n’avançaient pas avec la lenteur
de l’épuisement volaient au-dessus du trottoir de cette
manière qu’avait encore Fanta de paraître non pas frôler
le sol mais s’en servir comme seul point d’appui de son
essor.
Puis ils mangeaient face à face le repas que Rudy avait
préparé et comme l’enfant, alors, était couché, le son de la
radio, leur prétendue volonté de suivre les informations les
autorisaient à ne rien dire.
Il l’observait parfois, furtivement — sa tête petite et
rase, l’harmonieux arrondi de son crâne, la grâce désinvolte de ses gestes, avec ses mains étroites et longues qui,
au repos, pendaient à angle droit au poignet dont il semblait alors que son excès de finesse l’eût brisé, et son air
sérieux, pensif, diligent.
Un flot d’amour le submergeait.
Mais il se sentait trop las et déprimé pour en rien laisser
paraître.
Peut-êtrelui en voulait-il aussi, obscurément, de transporter avec elle l’animation de la journée et des images du
lycée dont il n’avait plus connaissance, et de se mouvoir
encore dans un milieu qui avait exclu Rudy.
Peut-être, obscurément, crevait-il de jalousie à son
égard.
Dans les premiers temps de sa relégation, alors qu’il
n’était censé n’être qu’en arrêt maladie, il écoutait d’un
air morne les petites nouvelles qu’elle croyait bon de lui
rapporter sur les uns et les autres, collègues, élèves, puis
il avait pris l’habitude de quitter la pièce à ce moment-là,
l’interrompant alors, par cette dérobade, aussi nettement
que s’il l’avait frappée à la bouche.
N’était-ce pas pour éviter d’en arriver à un tel geste
qu’il sortait ?
Mais, lorsqu’il avait reçu l’annonce de sa condamnation, renvoi du lycée et interdiction d’enseigner, la suavité
de la parole lui était revenue et s’était mise au service de
la déloyauté, de son cœur malhonnête, envieux et malheureux.
Il lui avait assuré qu’il n’y avait d’avenir pour eux qu’en
France et qu’elle avait de la chance de pouvoir, grâce à son
mariage, aller vivre là-bas.
Quant à ce qu’elle y ferait, aucun problème : il s’occuperait de lui trouver un poste au collège ou au lycée.
Et il savait que rien n’était moins sûr et cependant le
ton de sa voix se faisait plus éloquent à mesure que les
doutes affleuraient à sa conscience, et Fanta, naturellement
probe, ne l’avait pas soupçonné et d’autant moins peut-être
qu’il redevenait ainsi le jeune homme à la joyeuse figure
amoureuse et bronzée dont une mèche claire blond-blanc
glissaittoujours sur le front, relevée d’un souffle ou d’une
sèche torsion du cou, et si Fanta connaissait diverses figures habiles à dissimuler le mensonge et de celles-ci aurait
pu se méfier, elle ne pouvait reconnaître celle-là, amoureuse, bronzée, ouverte, l’œil limpide et si pâle qu’il était
improbable qu’on pût rien cacher là-dedans.
Ils avaient passé de longues journées à visiter les nombreux parents de Fanta.
Rudy était demeuré au seuil de l’appartement aux murs
verts où il avait rencontré pour la première fois, quelques
années plus tôt, l’oncle et la tante qui avaient élevé Fanta.
Il avait prétexté, pour ne pas entrer, un malaise quelconque, mais la vérité était qu’il ne pouvait envisager de soutenir le regard de ces deux vieux, non qu’il eût craint que fût
dévoilé son visage menteur mais plutôt qu’il redoutait de se
trahir lui-même et, dans la pièce à l’éclat glauque, au côté
de Fanta qui évoquerait fièrement, confiante et décidée,
tout ce qui les attendait de bon en France, d’être tenté de
tout laisser tomber, de lui dire : Ah, on ne te donnera pas de
poste de professeur là-bas, de lui raconter enfin ce qu’Abel
Descas avait commis autrefois, et comment il était mort, et
pourquoi les garçons l’avaient jeté à terre, lui, Rudy, puisque Fanta, sans croire à l’hypothèse qu’il eût insulté les élèves de la façon qu’on disait, devait penser qu’il leur avait
manqué de respect d’une manière ou d’une autre.
Il était resté là, n’osant passer le seuil du logement.
Il
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