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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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sortait que pour promener l’enfant et faire les courses au plus près de chez eux, persuadé que tout le monde
savait son déshonneur, son ridicule.
    N’était-ce pas de là, se dit-il, qu’était apparue également
son antipathie pour l’enfant, jamais avouée et dont il aurait
alors repoussé l’hypothèse avec fougue ?
    Il démarra, roula jusqu’à sortir du village.
    Il se gara sur un chemin de terre entre deux champs de
maïs et, sans même descendre de voiture, se mit à dévorer
le pain et le jambon, mordant alternativement dans l’un et
dans l’autre.
    Quoique le jambon fût insipide et aqueux et la baguette
flasque, c’était si bon de manger enfin qu’il en avait presque les larmes aux yeux.
    Maispourquoi, pourquoi n’avait-il jamais pu éprouver
envers Djibril l’amour évident, puissant, joyeux et fier que
les autres pères, lui semblait-il, ressentaient envers leurs
enfants ?
    Il s’était toujours appliqué à aimer son fils, et ces efforts
auparavant masqués par la bonne volonté et le temps restreint passé en compagnie du petit s’étaient trouvés démasqués lors de ces longues semaines durant lesquelles il
s’était cloîtré dans l’appartement.
    Il aurait voulu se cacher de tous alors, et Djibril était
là et perpétuellement là, témoin de la flétrissure de Rudy,
de sa dégradation, de l’anéantissement du travail effectué
pour devenir un homme estimable et aimé.
    Que l’enfant n’eût que deux ans ne changeait rien à la
situation.
    Ce petit ange était devenu son gardien terrible et scrutateur, le juge muet, narquois, de sa disgrâce.
    Rudy bouchonna le papier d’emballage du jambon et le
jeta à l’arrière.
    Il avala le dernier bout de baguette.
    Puis il sortit de voiture et s’approcha d’un rang de maïs
pour uriner.
    Entendant un battement d’ailes au-dessus de lui, doux
frôlement de plumes et d’air chaud dans le silence, il leva
les yeux.
    Comme à un signal convenu, la buse fondit sur lui.
    Il dressa ses deux bras pour protéger sa tête.
    La buse remonta juste avant de le toucher.
    Elle poussa un unique criaillement plein de colère.
    Rudy se précipita dans la voiture, quitta le chemin en
marche arrière, reprit la route à petite vitesse.
    Alorsqu’il s’était senti prêt, ayant fini son repas, à rentrer à la maison afin d’y retrouver Fanta, il prit sciemment
la direction opposée, glacé de peur et de dépit.
    L’idée l’effleura que l’oiseau avait pu vouloir lui signifier précisément qu’il devait revenir chez lui en toute hâte
mais il la rejeta, intimement persuadé que la buse furieuse
souhaitait au contraire lui interdire de reparaître.
    Il sentait le sang battre à ses tempes.
    — À quoi bon, à quoi bon, Fanta, marmonnait-il.
    Car n’était-il pas, en un sens, à présent plus digne d’être
aimé que ce matin-là seulement ?
    Et ne pouvait-elle, cela, de la position suprême où elle se
tenait et capable de lancer vers lui les attaques d’un oiseau
acquis à sa cause, ne pouvait-elle le comprendre ?
    De même qu’il ne proférerait plus jamais certains mots
absurdes et cruels que seule la colère lui faisait cracher, de
même qu’il ne serait plus la proie de ce type particulier de
colère humiliée, impuissante, réconfortante, il n’essaierait
plus de la ravir, elle, Fanta, à l’aide de phrases séductrices et fausses, puisque aussi bien les propos qu’il lui avait
tenus dans l’appartement du Plateau n’avaient pas cherché
à atteindre quelque vérité que ce fût mais uniquement à
l’entraîner en France avec lui, au risque (il n’y songeait
pas alors, s’en moquait presque) de sa chute à elle, de l’effondrement de ses plus légitimes ambitions.
    Il se souvenait des accents persuasifs et doux qu’il avait
su redonner à sa voix, lui qui, après un mois de solitude
avec Djibril, s’exprimait dans une sorte de croassement
réticent.
    Même quand Fanta rentrait le soir, il ne parlait que brièvement, avec fatigue.
    Discrète,vive, pleine d’une joie contenue à retrouver
l’enfant, elle prenait la relève auprès de celui-ci, comme
pour libérer enfin Rudy bien qu’ils sussent tous deux
qu’il n’avait de toute façon rien à faire, et elle s’occupait
si consciencieusement du petit que Rudy pouvait feindre
de n’avoir pas l’occasion de parler car la situation ne s’y
prêtait pas.
    Il en était soulagé.
    Il allait s’accouder au balcon, il

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