Trois femmes puissantes
vit arriver le car scolaire et les enfants se ranger dans
la cour pour se préparer à y monter.
Au moment où Djibril sortait de la cour, Rudy se rua
hors de la voiture et trotta vers le car.
— Viens, Djibril ! cria-t-il d’une voix à la fois enjouée
et impérieuse. C’est papa qui le ramène, aujourd’hui, dit-il
encoreà la femme qui s’occupait de surveiller les enfants
dans le car et qu’il aurait dû connaître, pensa-t-il, au moins
de vue — mais n’était-ce pas la première fois qu’il allait
chercher Djibril à l’école ?
Le garçon se détacha du groupe, tête baissée, et suivit
Rudy comme s’il avait honte, faussement désinvolte, ne
regardant rien ni personne.
Il tenait ses mains agrippées aux lanières de son cartable
à hauteur des aisselles, et Rudy remarqua que ces mains
tremblaient légèrement.
Il allait passer son bras sur l’épaule de Djibril, en un
geste qu’il n’avait jamais d’habitude et auquel il lui fallait
réfléchir avant de l’exécuter afin qu’il eût l’air, paradoxalement, le plus naturel possible, quand sa vision latérale
capta l’image d’une forme brunâtre du côté des acacias qui
bordaient le trottoir.
Il tourna prudemment la tête.
Il aperçut du coin de l’œil la buse posée là, en haut de
l’arbre, placide, attendant.
Figé de terreur, il en oublia d’étreindre Djibril et ses
deux bras restèrent raides et gauches le long de ses flancs.
Il fit effort pour atteindre la voiture.
Il s’y jeta dans un gémissement.
Que me veux-tu, que me veux-tu encore ?
L’enfant monta à l’arrière, et claqua la portière avec une
brusquerie étudiée.
— Pourquoi tu viens me chercher ? demanda-t-il, et
Rudy comprit qu’il était sur le point d’éclater en sanglots.
Il ne répondit pas immédiatement.
À travers la vitre il regardait la buse, incertain qu’elle
l’eût vu.
Soncœur s’apaisa un peu.
Il démarra doucement pour ne pas éveiller l’attention de
l’oiseau qui, peut-être, avait appris à reconnaître le ronflement particulier du moteur de la Nevada.
Quand ils furent hors de vue de l’école, il se tourna de
trois quarts vers son fils, conduisant de la main gauche.
Le visage de l’enfant était tout froncé d’anxiété et d’incompréhension.
Il ressemblait tant ainsi à Fanta lorsqu’elle posait son
masque d’indifférence et dévoilait ce qu’elle éprouvait
communément vis-à-vis de Rudy et de leur vie en France,
à savoir anxiété et incompréhension, qu’il en fut passagèrement agacé contre l’enfant et sentit renaître à son encontre les vieilles émotions agressives et troubles, comme si
le garçon n’avait jamais eu d’autre but que de juger son
père, qui avaient éclos en lui lorsque, chassé du lycée, il
avait passé avec Djibril un mois d’indignité, de regrets et
de mortification.
Il lui semblait maintenant que, quoi qu’il pût faire, son
fils le blâmerait ou le prendrait en terrible peur.
— J’avais envie de venir te chercher aujourd’hui, c’est
tout, dit-il de sa voix la plus aimable.
— Et maman ? cria presque l’enfant.
— Quoi, maman ?
— Elle va bien ?
— Mais oui, oui.
Un peu méfiant encore, le visage du garçon se détendit
néanmoins.
Rudy se tourna complètement vers la route pour dissimuler le sien.
Que savait-il de Fanta en ce moment ?
—Nous allons chez ta grand-mère, dit-il, tu pourras
passer la nuit là-bas. Ça fait un moment que tu ne l’as pas
vue, non ? Ça te va ?
Djibril grogna.
Rudy comprit, la gorge serrée soudain, que l’enfant
était si soulagé par la réponse de Rudy au sujet de Fanta
que le reste, ce qu’on allait faire de sa propre personne, lui
importait peu.
— Maman va bien, c’est sûr ? demanda encore le garçon.
Rudy hocha la tête sans le regarder.
Il voyait dans le rétroviseur la petite figure d’un brun
très pâle, les yeux noirs, le nez plat aux narines frémissantes comme les naseaux d’une génisse, la bouche charnue,
et il reconnaissait tout cela et se disait : Voilà mon fils,
Djibril, et bien que cette déclaration ne fît toujours rien
résonner en lui, bien qu’elle tombât encore en lui, songeait-il, comme une pierre dans de la boue, il commençait à entrevoir, à prendre la mesure et de l’innocence et de
l’indépendance du garçon dont toutes les pensées et toutes
les intentions n’étaient pas liées à Rudy, et qu’habitait
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