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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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même pénible,
pourrait-elle compter ?
    L’engourdissement et l’indifférence la reprirent.
    Cependant elle n’essaya pas de prononcer quoi que ce
fût,par peur de n’y pas réussir ou qu’un son inquiétant,
étranger, parvînt à son oreille.
    Quand ses beaux-parents, assistés de leurs deux filles
qui, cette fois, se contentaient d’écouter en silence, annoncèrent à Khady qu’elle allait partir, ils n’attendaient d’elle
aucune réponse puisque ce n’était pas une question qu’ils
lui posaient mais un ordre qu’ils lui donnaient, et bien que
l’inquiétude vînt de nouveau troubler son apathie, Khady
ne parla pas, ne demanda rien, croyant peut-être se garder
ainsi du risque que les intentions qu’on avait à son propos
ne se précisent, que son départ ne devînt réel, comme si,
se dirait-elle plus tard, les parents de son mari avaient eu
le moindre besoin que ses mots répondent aux leurs pour
les confirmer dans le bien-fondé ou la réalité de ce qu’ils
disaient.
    De cela, ils n’avaient aucunement besoin.
    Khady savait qu’elle n’existait pas pour eux.
    Parce que leur fils unique l’avait épousée en dépit de
leurs objections, parce qu’elle n’avait pas enfanté et
qu’elle ne jouissait d’aucune protection, ils l’avaient tacitement, naturellement, sans haine ni arrière-pensée, écartée de la communauté humaine, et leurs yeux durs, étrécis,
leurs yeux de vieilles gens qui se posaient sur elle ne distinguaient pas entre cette forme nommée Khady et celles,
innombrables, des bêtes et des choses qui se trouvent aussi
habiter le monde.
    Khady savait qu’ils avaient tort mais qu’elle n’avait
aucun moyen de le leur montrer, autre que d’être là dans
l’évidence de sa ressemblance avec eux, et sachant que
cela n’était pas suffisant elle avait cessé de se soucier de
leur prouver son humanité.
    Elleécouta donc sans rien dire, détaillant alternativement les jupes imprimées de ses deux belles-sœurs assises
sur le vieux canapé de part et d’autre de leurs parents et
dont les mains reposaient entre les cuisses paumes en l’air,
empreintes d’une ingénuité, d’une fragilité qui n’étaient
pas dans le caractère de ces femmes mais qui dénonçaient
soudain pour Khady celles de leur mort, qui anticipaient
et dévoilaient la vulnérabilité innocente de leur figure
lorsqu’elles seraient mortes, et ces mains sans défense ressemblaient tant à celles de son mari, le frère de ces deux
femmes, quand la vie d’un coup l’avait quitté, que Khady
en eut la gorge serrée.
    La voix de sa belle-mère continuait de dérouler, sèche,
menaçante, monocorde, ce qui devait être, pensait Khady
de loin, de déplaisantes recommandations, mais elle ne faisait plus l’effort de comprendre.
    À peine avait-elle entendu le nom de Fanta, une cousine qui avait épousé un Blanc et qui vivait maintenant en
France.
    Elle ouvrait de nouveau son esprit aux pâles chimères
qui lui tenaient lieu de pensées depuis qu’elle habitait chez
ces gens, oubliant, incapable même de se rappeler qu’elle
l’avait éprouvée, la peur violente qui l’avait traversée quelques minutes plus tôt à l’idée qu’il lui faudrait s’en aller,
non qu’elle eût le moindre désir de rester (elle ne désirait
rien) mais parce qu’elle avait senti que ces rêveries ne survivraient pas à un tel changement de sa situation, qu’elle
aurait à réfléchir, à entreprendre, à décider ne serait-ce que
de la direction où porter ses pas et que, dans l’état de langueur qui était le sien, rien n’était plus terrifiant que cette
perspective.
    Lesserpents se mordant la queue, gris sur fond jaune, et
les gais visages féminins, bruns sur fond rouge, surmontant l’inscription « Année de la Femme Africaine », qui
ornaient les tissus dont ses belles-sœurs s’étaient fait des
jupes, serpents et visages multipliés par dizaines, monstrueusement écrasés là où le tissu plissait, dansaient une
ronde mauvaise dans son esprit, supplantant la bonne et
nébuleuse figure de son mari.
    Il lui sembla que les deux sœurs, qu’elle évitait habituellement de regarder, la fixaient d’un air moqueur.
    L’une d’elles rajusta sa jupe sur ses cuisses sans quitter Khady des yeux, et ses mains qui lissaient le tissu
avec insistance parurent à Khady aussi dangereuses, provocantes, indéchiffrables qu’elles les avaient trouvées

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