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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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brave, jamais contrariant mais clair
et droit, et solitaire et secret sous ses dehors liants, elle
avait saisi cette paume candide, l’avait pressée contre ses
lèvres, son front, ravagée par tant d’honnêteté — mais
là encore la douleur stupéfaite le disputait en son cœur à
l’exultation pas encore retombée, pas encore informée,
qui l’enveloppait tout entière quand elle pensait être en
période d’ovulation, et dans le même temps qu’elle courait chercher de l’aide, s’engouffrait chez une voisine, les
jouesruisselant de pleurs qu’elle ne sentait pas, cette part
d’elle-même qui ne songeait encore qu’à la grossesse commençait fébrilement à se demander quel homme pourrait,
pour cette fois, remplacer son mari, éviter que fût perdue
cette chance qu’elle avait peut-être, ce mois-ci, de se trouver enceinte, et interrompre l’exténuante cadence de l’espoir et du désespoir qu’elle se représentait déjà, comme
elle allait criant que son mari était mort, si elle devait laisser passer cette occasion.
    Et la raison frayait son chemin en elle et elle comprenait
que ce mois fertile serait gaspillé et les mois à venir également, et une grande désillusion, le sentiment qu’elle avait
supporté tout cela, espoir et désespoir, trois ans durant
pour rien, adultéraient son chagrin que cet homme fût mort
d’une aigreur presque rancuneuse.
    N’aurait-il pu mourir après-demain, dans trois jours ?
    De telles pensées, Khady se reprochait encore maintenant de les avoir eues.
    Après la mort de son mari, le propriétaire de la buvette
l’avait mise à la porte pour installer un autre couple et
Khady n’avait eu de meilleur recours que d’aller vivre
dans la famille de son mari.
    Ses propres parents l’avaient fait élever par sa grand-mère, morte depuis longtemps, et Khady avait perdu toute
trace d’eux, après ne les avoir vus que de loin en loin
lorsqu’elle était enfant.
    Et bien qu’elle fût devenue une haute et fine jeune
femme aux os délicats, à la chair pleine, au visage ovale
et lisse, bien qu’elle eût vécu trois ans avec cet homme
qui n’avait jamais eu pour elle que de bonnes paroles et
qu’elle eût su également, dans la buvette, se faire respecter
parune attitude inconsciemment altière, prudente, un peu
froide, qui décourageait par avance les allusions moqueuses ou arrogantes à l’absence de progéniture, son enfance
inquiète et délaissée, puis les vains efforts pour tomber
enceinte qui, même s’ils l’avaient maintenue dans un état
d’émotion intense, presque fanatique, avaient porté des
coups peu sensibles mais fatals à sa précaire assurance en
société, tout cela l’avait préparée à ne pas juger anormal
d’être humiliée.
    De sorte que, lorsqu’elle se retrouva dans une belle-famille qui ne pouvait lui pardonner de n’avoir aucun
appui, aucune dot et qui la méprisait ouvertement et avec
rage de n’avoir jamais conçu, elle accepta de devenir
une pauvre chose, de s’effacer, de ne plus nourrir que de
vagues pensées impersonnelles, des rêves inconsistants et
blanchâtres à l’abri desquels elle vaquait d’un pas traînant,
mécanique, indifférente à elle-même et, croyait-elle, ne
souffrant guère.
    Elle vivait avec les parents de son mari, deux de ses bellessœurs et les jeunes enfants de l’une d’elles, dans les
trois pièces d’une maison en mauvais état.
    À l’arrière la maison s’ouvrait sur une cour de terre battue que se partageaient les habitants des maisons voisines.
    Khady évitait de se montrer dans la cour car elle redoutait encore les paroles sarcastiques sur la nullité, l’absurdité
de son existence de veuve sans biens ni enfants, et quand
elle était obligée de s’y tenir pour éplucher les légumes ou
préparer le poisson elle se rencognait si bien, ne laissant
dépasser de sa mince silhouette accroupie dans son pagne,
resserrée sur elle-même, que ses doigts rapides et, de son
visage baissé, les hauts méplats de ses joues, qu’on cessaitvite de lui prêter attention, qu’on l’oubliait, comme si
ce bloc de silence et de désaffection ne valait plus l’effort
d’une apostrophe, d’un quolibet.
    Sans cesser de travailler elle glissait dans un état de
stupeur mentale qui l’empêchait de comprendre ce qui se
disait autour d’elle.
    Elle se sentait alors presque bien.
    Elle avait l’impression de dormir d’un sommeil

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