Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
Vom Netzwerk:
hauteur, faisant claquer si fort ses tongs sur
le bitume que les corbeaux, méfiants, s’envolèrent.
    — On est presque arrivés, dit l’homme de sa voix neutre, moins pour rassurer ou encourager Khady que pour
anticiper une éventuelle question.
    Elle se demanda alors s’il était gêné qu’on la vît marcher à ses côtés, cette femme au pagne défraîchi, aux cheveux sans ornement, coupés court, aux pieds blancs de
poussière, près de lui qui prenait, avec sa chemisette bien
ajustée,ses lunettes, ses chaussures de sport vertes, un soin
évident de son aspect et de l’opinion que celui-ci donnait,
le concernant, à tous ceux qui posaient les yeux sur lui.
    Il traversa l’avenue, obliqua sur le boulevard de la République en direction de la mer.
    Dans le ciel d’un bleu clair et doux Khady voyait voler
choucas et mouettes, consciente de les voir voler et surprise, presque apeurée de cette conscience, se disant,
non pas nettement, encore confusément et mollement, sa
pensée encore entravée par les brumes de ses rêveries, se
disant : Il y a longtemps que je n’étais pas allée par là —
vers le bord de mer où sa grand-mère l’envoyait, enfant,
acheter du poisson aux pêcheurs tout juste débarqués.
    Et elle ressentit alors si pleinement le fait indiscutable
que la maigre fillette farouche et valeureuse qui discutait
âprement le prix du mulet, et la femme qu’elle était maintenant, qui suivait un étranger vers un rivage semblable,
constituaient une seule et même personne au destin cohérent et unique, qu’elle en fut émue, satisfaite, comblée, et
que ses yeux la picotèrent, et qu’elle en oublia l’incertitude de sa situation ou plutôt que cette précarité cessa de
lui paraître aussi grave rapportée à l’éclat exaltant d’une
telle vérité.
    Elle sentit sur ses lèvres l’ombre, le souvenir d’un sourire.
    Hello, Khady, se dit-elle.
    Elle se rappelait combien, petite fille, elle avait apprécié sa propre compagnie et que, lorsqu’elle souffrait d’isolement, ce n’était jamais seule avec elle-même mais au
milieu d’autres enfants ou dans les nombreuses familles
chez lesquelles elle avait travaillé comme domestique.
    Ellese rappelait aussi que son mari, avec son caractère
bon et taciturne, placide et légèrement en retrait du monde,
lui avait donné l’impression rassurante qu’elle n’avait rien
à sacrifier de sa solitude, qu’il ne lui demandait rien de tel
et n’imaginait pas davantage qu’elle pût chercher à le tirer
hors de lui.
    Et pour la première fois peut-être depuis quelques
années qu’il était mort, alors qu’elle courait à demi sur le
boulevard, haletante, les orteils recroquevillés au bout de
ses tongs pour les garder aux pieds, alors qu’elle sentait sur
son front la chaleur encore clémente du ciel bleu, qu’elle
entendait crier les choucas dans leur colère d’éternels affamés et qu’elle distinguait en bordure de son champ de
vision les points sombres, innombrables, de leurs rondes
saccadées, pour la première fois depuis si longtemps qu’il
était mort son mari lui manqua, lui, cet homme-là précisément pour ce qu’il avait été.
    Elle en eut la poitrine oppressée.
    Car c’était pour elle un sentiment si nouveau.
    Très éloignée de la vertigineuse et rancuneuse désillusion où l’avaient jetée la certitude, à cause de cette mort
inattendue, qu’elle n’aurait pas d’enfant de sitôt et l’amère
évidence qu’elle y avait travaillé pour rien, très loin aussi
du regret non moins amer d’avoir perdu une existence qui
lui avait convenu en tout point, cette douleur de l’absence
la prenait au dépourvu et l’embarrassait, et de sa main
libre, l’autre soutenant son baluchon, elle se donna de
petits coups entre les seins, comme pour se faire accroire
qu’elle souffrait d’une gêne physique.
    Mais, oh, c’était bien cela : elle aurait voulu que son
mari fût là, près d’elle, ou simplement quelque part dans
levaste pays dont elle ne connaissait, elle, que cette ville,
et qu’une partie encore de cette ville, et dont elle se représentait mal les limites, l’étendue, la forme, enfin qu’elle
pût se rappeler la calme figure lisse et sombre de son mari
et savoir que cette figure était inaltérée, chaude, animée
et qu’elle ondoyait lourde fleur au bout de sa tige quelque part sur cette terre en même temps que la sienne,
sa figure à elle,

Weitere Kostenlose Bücher