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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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blanc,
léger, dépourvu de joie comme d’angoisse.
    Tôt chaque matin elle quittait la maison en compagnie
de ses deux belles-sœurs, toutes trois portant sur leur tête
les bassines en plastique de tailles diverses qu’elles vendraient au marché.
    Elles retrouvaient là leur emplacement habituel.
    Khady s’accroupissait un peu à l’écart des deux autres
qui feignaient, elles, de ne pas s’apercevoir de sa présence,
et elle demeurait ainsi des heures durant, répondant par
trois ou quatre doigts levés quand on s’enquérait du prix
des bassines, immobile dans la bruyante animation du marché qui, en l’étourdissant vaguement, l’aidait à retrouver
cette sensation de torpeur parcourue de songeries laiteuses,
inoffensives, plaisantes, pareilles à de longs voiles agités
par le vent sur lesquels apparaissaient de temps en temps
le visage flou de son mari qui lui souriait d’un éternel et
charitable sourire ou, moins souvent, celui de l’aïeule qui
l’avait élevée et protégée et qui avait su reconnaître, bien
qu’elle l’eût traitée avec rudesse, qu’elle était une petite
fille particulière nantie de ses propres attributs et non une
enfant parmi d’autres.
    De telle sorte qu’elle avait toujours eu conscience
d’être unique en tant que personne et, d’une certaine façon
indémontrablemais non contestable, qu’on ne pouvait la
remplacer, elle Khady Demba, exactement, quand bien
même ses parents n’avaient pas voulu d’elle auprès d’eux
et sa grand-mère ne l’avait recueillie que par obligation
— quand bien même nul être sur terre n’avait besoin ni
envie qu’elle fût là.
    Elle avait été satisfaite d’être Khady, il n’y avait eu nul
interstice dubitatif entre elle et l’implacable réalité du personnage de Khady Demba.
    Il lui était même arrivé de se sentir fière d’être Khady
car, avait-elle songé souvent avec éblouissement, les
enfants dont la vie semblait joyeuse, qui mangeaient chaque jour leur bonne part de poulet ou de poisson et qui
portaient à l’école des vêtements sans taches ni déchirures,
ces enfants-là n’étaient pas plus humains que Khady
Demba qui n’avait pourtant, elle, qu’une infime portion de
bonne vie.
    À présent encore c’était quelque chose dont elle ne doutait pas — qu’elle était indivisible et précieuse, et qu’elle
ne pouvait être qu’elle-même.
    Elle se sentait seulement fatiguée d’exister et lasse des
vexations, même si ces dernières ne lui causaient pas de
réelle douleur.
    Les deux sœurs de son mari ne lui adressaient pas la
parole de tout le temps qu’elles passaient ensemble devant
leur étal.
    Sur le chemin du retour elles vibraient de l’excitation
propre au marché, comme si toute la fébrilité et l’ardent
brouhaha de la foule leur étaient entrés dans le corps et
qu’elles devaient s’en soulager avant de rentrer, et elles
ne cessaient d’asticoter Khady, de la bousculer ou de la
pincer,agacées et émoustillées par la rigidité de sa chair
insensible, la froideur renfrognée de son expression,
sachant ou devinant qu’elle oblitérait toute faculté d’entendement dès lors qu’on la tourmentait, sachant ou devinant que les piques les plus acerbes se transformaient dans
son esprit en voiles rougeâtres qui venaient partiellement
mais fugacement embrouiller les autres, ses rêveries blêmes, bienfaitrices — le sachant, le devinant et s’en irritant
sourdement.
    Khady faisait parfois brusquement un pas de côté, ou
bien elle se mettait à marcher avec une lenteur décourageante et les deux sœurs finissaient par se désintéresser
d’elle.
    — Qu’est-ce que tu as, la muette ? cria une fois l’une
d’elles en se retournant et constatant l’écart qui grandissait
entre leurs silhouettes et celle de Khady.
    Et ce fut, là, un mot que Khady n’eut pas le temps
d’empêcher son esprit de comprendre et ce mot la surprit
en lui dévoilant ce qu’elle savait sans s’en rendre compte
— qu’elle n’avait pas ouvert la bouche depuis très longtemps.
    La rumeur qui ornait ses songes, vaguement composée
de la voix de son mari, de la sienne, de quelques autres
encore, anonymes, issues du passé, lui avait donné l’illusion qu’elle parlait de temps en temps.
    Une brève mais vive frayeur s’empara d’elle.
    Si elle oubliait comment se forment les mots et la façon
dont on les sort de soi, sur quel avenir,

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