Trois femmes puissantes
à l’homme qui s’était retourné pour vérifier qu’elle était bien là, puis elle fila se soulager.
Quand elle sortit des latrines, il avait disparu.
Elle s’arrêta à l’endroit précis où il s’était tenu quelques
minutes auparavant.
Elle dénoua son paquet avec précaution, arracha un
morceaude pain, entreprit de le manger à toutes petites
bouchées.
Elle laissait se dissoudre chaque bout longuement sur sa
langue afin d’en extraire tout le goût, saveur à la fois plate
et un peu piquante car le pain était vieux, et elle trouvait
qu’il était bon de manger et, dans le même temps, ses yeux
allaient et venaient d’un coin à l’autre de la place afin de
tâcher d’apercevoir celui dont dépendait son sort.
Car, à présent que les corbeaux ne se montraient plus
(seuls voletaient ici et là pigeons et moineaux gris), elle
redoutait bien moins une éventuelle parenté de l’homme
avec eux que de rester ici abandonnée, elle, Khady
Demba qui ignorait où elle se trouvait et ne voulait pas le
demander.
Le ciel était terne, couvert.
À l’éclat voilé de la lumière, à la position basse déjà
du halo rosâtre derrière le gris pâle du ciel, Khady devinait non sans surprise que la journée tirait à sa fin, qu’ils
avaient donc roulé plusieurs heures.
Tout d’un coup, l’homme fut devant elle de nouveau.
Il lui tendit brusquement une bouteille de soda à
l’orange.
« Allez, viens, viens », souffla-t-il de sa voix agacée,
pressante, et Khady se remit à trottiner derrière lui en
raclant ses tongs dans la poussière, buvant le soda à grandes lampées, enregistrant brièvement, dans un état d’effroi
concentré, lucide, les lointaines odeurs de putréfaction
maritime, les façades croulantes et telles qu’elle n’en
avait jamais vu d’énormes maisons aux balcons effondrés,
ornées de colonnettes décrépites qui lui semblaient prendre
dans le jour finissant, dans le crépuscule violet l’aspect de
trèsvieux os soutenant quelque grand corps animal ravagé,
puis la légère puanteur de poisson pourrissant se fit plus
forte à l’instant où l’homme obliqua vers l’un de ces monstres à demi tombés, poussa une porte et fit entrer Khady
dans une cour où elle ne vit rien d’abord qu’un amas de
sacs et de ballots à peine plus sombre que le jour finissant,
que le crépuscule violet.
Ensuite elle distingua émergeant de l’amoncellement de
bagages les visages gommés par le soir, sans âge ni traits,
de femmes, d’hommes, d’enfants assis dans un silence
que perçaient seulement de temps en temps une toux, un
soupir.
L’homme lui chuchota de s’asseoir mais Khady resta
debout au plus près de la porte qu’ils venaient de franchir, non qu’elle voulût résister à ce qu’il lui commandait,
plutôt parce que, dans l’effort terrible qu’elle faisait pour
contraindre son esprit indompté, volatil, craintif, à noter
puis tâcher d’interpréter, avec les maigres moyens qui
étaient les siens, avec les références réduites dont il disposait, ce que captaient ses yeux, dans ce terrible effort
de sa volonté et de son intelligence son corps s’était figé,
ses jambes raidies, ses genoux transformés en deux boules
contractées aussi dures et inflexibles que les nœuds d’un
bâton.
Il y avait entre elle et ces gens un rapport simple,
puisqu’elle se trouvait en même temps qu’eux dans cette
cour.
Mais quels étaient la nature et le motif de ce rapport, et
cette situation était-elle bonne pour eux comme pour elle,
et comment repérerait-elle une mauvaise situation, et pouvait-elle disposer de sa personne librement ?
Qu’ellefût capable de formuler intérieurement de telles
questions l’étonnait et la troublait.
Son esprit travaillait, cherchait, souffrait d’être ainsi
soumis à la réflexion mais la progression de ce labeur en
elle la fascinait et ne lui déplaisait pas.
L’homme n’insista pas pour la faire asseoir.
Elle pouvait sentir l’odeur ferrugineuse de sa sueur, sentir aussi les vibrations presque électriques de son excitation inquiète.
Pour la première fois il releva sur son front ses lunettes
de soleil.
Dans la pénombre ses yeux très noirs semblaient très
ronds et luisants.
L’ancienne crainte reprit Khady, que l’homme eût à voir
avec les corbeaux.
Elle jeta un coup d’œil au groupe indistinct de paquets
et d’êtres assis ou allongés d’entre
Weitere Kostenlose Bücher