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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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Khady, qu’elle tendait à présent machinalement vers celle de l’étranger (« C’est là qu’on va la
prendre, la voiture, elle va arriver »), cette face inconnue
et dédaigneuse, secouée de tics inquiétants, dont Khady
devait bien reconnaître pourtant la présence vivante près
de la sienne, dont elle pouvait sentir la chaleur près de sa
propre joue et la légère odeur de sueur, tandis que, ce à
quoi pouvait ressembler maintenant le visage de son mari,
elle ne voulait pas l’imaginer, elle ne pouvait pas se le
représenter.
    Ce visage aimé, elle aurait accepté de ne plus jamais le
revoir, si elle avait su qu’il était, même loin d’elle, intact,
chaud, moite de sueur.
    Mais que, à jamais, il n’existât plus que dans la mémoire
d’une poignée de personnes, voilà ce qui, soudainement,
l’accablait de chagrin et de pitié pour son mari, et bien
qu’elle eût mal et se donnât encore des tapes sur la poitrine
elle ne pouvait s’empêcher de se sentir chanceuse.
    L’homme s’était arrêté au bas du boulevard, près d’un
petit groupe de personnes chargées de paquets.
    Khady avait posé son baluchon et s’était assise dessus.
    Ses muscles se relâchaient, ses orteils s’ouvraient sur la
mince semelle de plastique.
    Elle avait remonté un peu son pagne, presque jusqu’aux
genoux,afin de laisser le soleil frapper la peau sèche,
poussiéreuse, craquelée, de ses tibias, de ses mollets.
    Peu lui importait qu’elle ne comptât, elle, pour personne, que nul ne pensât jamais à elle.
    Elle était tranquille et vivante et jeune encore, elle était
elle-même et son corps en pleine santé savourait de toutes
ses fibres l’indulgente chaleur du petit matin et ses narines mobiles humaient avec gratitude les odeurs douceâtres
venues de la mer qu’elle ne pouvait apercevoir mais dont
elle entendait la rumeur juste au bas du boulevard, dont
elle distinguait comme un déferlement de luminosité glauque dans le jour matinal, comme un reflet de bronze sur le
bleu tendre du ciel.
    Elle ferma à demi les yeux, ne laissant à son regard
qu’une fente par laquelle elle pouvait voir aller et venir
d’un pas nerveux l’homme chargé de la conduire.
    Vers quelle destination ?
    Elle n’oserait jamais le lui demander, elle ne voulait
d’ailleurs pas le savoir, pas encore, car que ferait, songeait-elle, son pauvre cerveau d’une telle information, lui qui
connaissait si peu du monde, qui ne connaissait qu’une
toute petite quantité de noms, et ces noms concernaient les
choses dont on se sert chaque jour et nullement ce qu’on
ne peut ni voir ni utiliser ni comprendre.
    Lorsque des souvenirs de l’école où sa grand-mère
l’avait envoyée quelque temps s’insinuaient dans ses songes, ce n’était que bruit, moqueries, bagarres et confusion
et quelques vagues images d’une fille osseuse, méfiante,
prompte à griffer pour se défendre et qui, recroquevillée
sur le sol carrelé parce qu’il n’y avait pas assez de chaises, entendait sans pouvoir les séparer les uns des autres
lesmots rapides, secs, impatients, contrariés d’une institutrice qui, par chance, ne lui accordait pas la moindre attention, dont le regard perpétuellement outragé ou à l’affût de
l’outrage effleurait la fille sans la voir, et si la fille préférait qu’on la laissât en paix elle n’avait pour autant pas la
moindre peur de cette femme ni des autres enfants, si elle
acceptait les humiliations elle n’avait pour autant peur de
personne.
    Khady sourit intérieurement.
    La fille minuscule et teigneuse, c’était elle.
    Elle toucha machinalement son oreille droite, sourit de
nouveau en sentant sous ses doigts les deux morceaux disjoints du lobe : un enfant s’était jeté sur elle pendant la
classe et lui avait arraché sa boucle d’oreille.
    Oh non, elle n’avait jamais rien compris ni rien appris à
l’école.
    La litanie de mots indiscernables proférés d’une voix
sans timbre par la femme au visage brutal, ennuyé, elle
la laissait flotter au-dessus d’elle, n’ayant aucune idée de
l’ordre de choses auquel ces mots se rattachaient, sachant
bien qu’il s’agissait d’une langue, le français, qu’elle était
en mesure de parler un peu et d’entendre mais incapable
de la reconnaître dans ce débit pressé, coléreux, gardant
toujours par ailleurs une partie de son esprit aux aguets,
tournée vers le groupe des autres enfants

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