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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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les petits enfants se tenaient tranquilles sur le dos de leur
mère, derrière les hommes de tête, ceux qui avaient rompu
la longue attente de la cour.
    Au loin des chiens hurlaient.
    C’était, avec le bruissement des tissus, le frottement des
tongs sur le sable, le seul bruit de la nuit.
    Les dernières maisons disparurent.
    Elle sentit alors ses minces semelles de plastique s’enfoncer dans un sable profond, encore tiède en surface et
froid dessous, et la marche des uns et des autres autour
d’elle s’alentit, gênée par les masses de sable fin qui alourdissaient tongs et savates et soudain glaçaient les orteils
et les chevilles alors que les tempes ruisselaient encore de
sueur.
    Elle perçut également comme par anticipation, comme
avant même que cela ait eu lieu, la fin du silence prudent,
tacite qui avait prévalu dans la rue, elle devina à l’imperceptible frémissement, aux respirations accentuées qui
faisaient frissonner l’onde régulière de la foule en mouvement que pour celle-ci le danger, quel qu’il eût été, d’être
entendue, remarquée, était passé, ou bien peut-être que la
tension avait atteint un point tel maintenant qu’on s’approchait de la mer que la question de la retenue ne pouvait
qu’être oubliée, rejetée.
    Desexclamations fusèrent dont Khady ne put rien comprendre sinon la grande angoisse qui en altérait le ton.
    Un enfant se mit à pleurer, puis un autre.
    À l’avant les hommes qui menaient le groupe s’arrêtèrent, crièrent des ordres d’une voix enfiévrée, mauvaise.
    Ils avaient allumé des lampes torches qu’ils braquaient
tour à tour sur les figures comme à la recherche de traits
particuliers, elle vit apparaître alors, par fragments fugaces rayonnant soudain d’une violente lumière blanche,
les visages éblouis, yeux mi-clos, les visages singuliers
de ceux dont elle n’avait pu jusqu’alors considérer que
l’ensemble.
    Tous étaient jeunes, à peu près comme elle.
    Un homme lui fit penser fugitivement à son mari, avec
son air calme, un peu triste.
    Son propre visage passa dans le faisceau de lumière
brutale et elle songea : Oui, moi, Khady Demba, toujours
heureuse de prononcer muettement son nom et de le sentir si bien accordé avec l’image qu’elle avait, précise et
satisfaisante, de sa propre figure ainsi qu’avec son cœur de
Khady, ce qui se nichait en elle et auquel nul n’avait accès
en dehors d’elle-même.
    Mais elle avait peur maintenant.
    Elle pouvait entendre le fracas des vagues toutes proches, elle distinguait d’autres lumières, moins crues, plus
jaunes et chancelantes, du côté de la mer.
    Oh, elle avait bien peur.
    Elle tenta frénétiquement, dans un effort de mémoire
qui lui donna le vertige, de lier ce qu’elle voyait et percevait, lueurs vacillantes, grondement du ressac, hommes et
femmes rassemblés sur le sable, à quelque chose qu’elle
eûtentendu dans la famille de son mari, au marché, dans
la cour de la maison où elle avait vécu, auparavant encore
quand elle tenait la buvette et ne pensait tout au long du
jour qu’à l’enfant qu’elle voulait tant concevoir.
    Il lui semblait qu’elle aurait pu se souvenir d’une bribe
de conversation, de quelques mots sortant d’une radio,
attrapés au vol et vaguement rangés en soi-même parmi
les informations dénuées d’intérêt mais non de possibilités d’en avoir un jour, il lui semblait qu’elle avait su
sans y prêter attention, sans y attacher d’importance, à
certaine période de son existence la signification d’une
telle réunion d’éléments (nuit, lampes tremblantes, sable
froid, visages anxieux) et il lui semblait qu’elle le savait
encore mais que les pesanteurs de son esprit récalcitrant
l’empêchaient d’accéder à cette zone de connaissances
brouillonnes et chiches auxquelles se rapportait peut-être,
certainement, la scène qu’elle était en train de vivre.
    Oh, elle avait bien peur.
    Elle se sentit poussée dans le dos, entraînée par une soudaine progression du groupe vers le bruit des vagues.
    Les hommes aux lampes torches vociféraient, de plus en
plus pressants et nerveux à mesure que les gens s’approchaient de la mer.
    Khady sentit que l’eau submergeait ses tongs.
    Puis elle distingua nettement les lumières mouvantes
devant elle, comprit qu’elles devaient provenir de lampes accrochées à l’avant d’un bateau, elle discerna alors,
comme s’il lui

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