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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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lesquels elle eût été à
peine surprise de voir s’élever des ailes repérables dans
la nuit à leur frange blanche ou d’entendre battre contre
les flancs invisibles ces ailes frangées de blanc, mais sentant alors que dans cette peur même se manigançait une
dérobade, une tentative de fuite de son esprit vers les
contrées blafardes et rêveuses et solitaires quittées depuis
peu, depuis ce matin-là seulement, et se forçant à repousser son appréhension et à ne s’occuper que de cette réalité
immédiate, de cette menace imminente qu’elle entrevoyait
par éclats dans le regard brillant de l’homme, dans le sifflement vorace de sa voix qui demandait, qui exigeait de
l’argent.
    — Paye-moi maintenant, tu dois me payer !
    Et qu’il attribuât l’immobilité, l’absence de réaction de
Khadyà un refus de lui donner ce qu’il voulait, elle en
fut soudain précisément consciente — elle laissa mollir ses
genoux, s’infléchir son visage et légèrement s’ouvrir sa
bouche en une sorte de sourire conciliant qu’il ne pouvait
cependant sans doute pas discerner.
    Elle s’entendit, comme de très loin, croasser — et
n’était-ce pas un peu la voix de cet homme qu’elle imitait ?
    — Payer, pourquoi je dois te payer ?
    — Eh, c’était convenu, je t’ai amenée jusqu’ici !
    Brusquement elle lui tourna le dos, glissa la main le
long de son ventre, tâtonna puis extirpa cinq billets chauds
et moites, si usés et si doux qu’on aurait dit des morceaux
de tissu.
    Elle pivota et fourra les billets entre les doigts de
l’homme.
    Il les compta sans les regarder.
    Il eut un grommellement satisfait, enfouit les billets
dans la poche de son jean et Khady aussitôt regretta, à le
voir calmé si vite, de lui avoir donné autant.
    Elle sentait obscurément qu’elle eût été prête maintenant à lui demander non pas le nom de la ville où il l’avait
emmenée ni même le nom de l’endroit où ils se trouvaient
à présent mais la raison d’un tel voyage, qu’elle eût été en
mesure de l’entendre et de tâcher d’en tirer un enseignement, mais une répugnance la retenait à l’idée de lui parler
de nouveau, de percevoir sa propre voix puis la sienne à
lui empreinte de ce grincement de gorge raclée qui lui rappelait le cri des oiseaux hargneux, noir et blanc aux ailes
bordées de blanc.
    Mais déjà il avait tourné les talons et quitté la cour.
    Etalors qu’elle avait ignoré tout au long de la journée
s’il était geôlier ou ange gardien, terrible ou bienveillant,
alors qu’elle avait redouté de découvrir son regard, la disparition de cet homme bloqua le cours apaisé, studieux,
absorbé de sa pensée nouvellement soumise et canalisée et
Khady retomba dans les brumes vaguement angoissées de
ses rêvasseries monotones.
    Elle se laissa tomber à terre, se pelotonna sur son ballot.
    Ni éveillée ni somnolente elle demeura ainsi prostrée,
presque inconsciente de ce qui l’entourait et seulement
accessible aux sensations de chaleur, puis de faim et de
soif qu’elle éprouvait du fond de son inertie entrecoupée
de soubresauts anxieux, jusqu’à ce qu’un soudain remueménage l’obligeât à lever la tête, à se dresser sur ses pieds.
    Tous les occupants de la cour s’étaient mis debout à
l’entrée, supposa rapidement Khady, d’un petit groupe
d’hommes.
    Des chuchotements agitèrent la foule auparavant silencieuse.
    L’obscurité était profonde, lourde.
    Khady pouvait sentir les filets de sueur rouler sous ses
bras, entre ses seins, au creux de ses genoux qu’elle avait
tenus repliés.
    Des éclats de voix brefs, volontairement étouffés,
lui parvinrent du côté des trois ou quatre individus qui
venaient d’entrer, et bien qu’elle n’eût pas saisi ce qu’ils
disaient, soit qu’elle fût trop éloignée, soit qu’ils se soient
exprimés dans une langue inconnue d’elle, Khady comprit
qu’il se passait enfin ce que les gens de la cour avaient
attendu, au bruissement affairé, préoccupé, assourdi qui
parcourait l’assemblée.
    Unbourdonnement emplit son crâne.
    Elle ramassa son paquet, suivit en chancelant un peu le
     lent mouvement vers la porte.
    À peine la rue sableuse eut-elle été atteinte, faiblement
éclairée par un maigre croissant de lune, que le silence
s’abattit de nouveau sur le groupe qui marchait maintenant
en une file spontanément organisée et discrète, car même

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