Troisième chronique du règne de Nicolas Ier
qu’un simple thermomètre, seulement capable de
mesurer les désirs, les besoins, les demandes et les rejets. Il y avait dans
les soupentes du Château une officine spéciale, où œuvrait un certain abbé
Buisson, chauve et discret. Cet homme du silence préparait les esprits. Il
servait dans l’ombre, qu’il aimait autant que l’aisance, et trouvait dans son
labeur de quoi le nourrir jusqu’à la fin de ses jours, car les caisses du
Château étaient généreuses avec lui. Que faisait-il donc ? Il avait la
science de façonner l’opinion, la déformer, la conformer, l’orienter, l’inventer
presque. Comme Sa Majesté s’échinait à réduire en charpie le Parti social, et
que pour la face il fallait tout de même une opposition à montrer au monde, l’abbé
Buisson s’en occupa.
Cet homme était un fin cuisinier ; il n’avait point son
pareil pour mitonner l’opinion et la resservir préparée, chaude, garnie des
senteurs voulues et pleine de saveurs étudiées. Faut-il un exemple ? Ce
fut sans doute lui qui gonfla M. de La Poste, un Besancenot porteur de
missives, ancien jeune homme qui conservait de la fraîcheur et une verve
hostile à Sa Majesté. L’abbé Buisson pensa qu’il ferait un merveilleux opposant
principal, puisqu’il n’avait aucun désir de pouvoir et demeurait donc
parfaitement inoffensif. À l’aide d’un Institut farceur qui mesurait l’opinion
dans le sens réclamé, l’abbé proposa une liste de noms où M. de La Poste
figurait parmi une nuée de personnages plus ou moins connus du Parti social,
trop nombreux pour ne pas être dilués ; réunis, les sociaux recueillaient
une grosse majorité des choix, mais chacun, séparé, se voyait dépassé par le neuf
et sympathique M. de La Poste, qui fut aussitôt sacré « meilleur
opposant » dans les gazettes qui affichaient ce résultat, friandes qu’elles
étaient d’informations comme un moustique l’est de sang frais. Cette gloire de
M. de La Poste était factice et ne dura point, plus tard effacée par les
urnes, mais l’abbé Buisson ne travaillait que pour l’instant, le choc, la
secousse, et il suffisait de reporter sur tous les sujets du moment sa
technique pour modifier l’opinion sans qu’elle le sût et la tenir en laisse :
il s’agissait de poser des questions dans lesquelles la réponse était incluse,
comme un magicien vous forçant à tirer un as de pique de l’éventail des cartes
qu’il vous présente.
Pourtant dociles dans leur ensemble, puissants relais de la
pensée impériale, les périodiques avaient été hélas rongés en peu d’années par
l’apparition d’un système électronique planétaire où se déversaient les rumeurs
et des images floues. N’importe quel témoin d’émeute, d’accident d’autocar ou
de la danse d’un cachalot au large de Sainte-Maxime s’improvisait reporteur.
Cela affectait une corporation entière, et les grands photographes n’avaient
plus les moyens de barouder, emportés qu’ils étaient par le flot des amateurs.
L’anecdote l’emportait sur l’analyse, le ragot sur les faits, la photo tremblée
sur les mots, le commerce sur le savoir. Une sourde menace planait. La tension
montait dans les gazettes de l’Empire, qu’elles fussent écrites, parlées ou
filmées, et des êtres apeurés rôdaient dans les couloirs des rédactions.
Notre Gourmand Leader, se penchant en personne sur le
problème, ne fit que l’accroître. Il avait la manie du contrôle et rêvait d’une
information nationale aussi lavée qu’à l’époque de Charles I er de Gaulle, quand le marquis de Peyrefitte, chaque soir, donnait son visa ou ses
coupes à propos des nouvelles que devait livrer la gazette télévisée. Fort
heureusement le Prince avait prévu tout un jeu de muselières. Les grands moyens
d’information se concentraient déjà entre les mains des affairistes qui
formaient son entourage, et ils connaissaient davantage le profit que la
qualité, ce qui sembla réduire la liberté de ton et orientait bien des sujets
traités, car il ne fallait point trop déplaire à Sa Majesté ni à M. le
Cardinal.
Venues des services du Château, il y avait de multiples
interventions auprès des gazettes pour les effrayer et les inciter à marcher
droit ; il en découla un excès de timidité, on n’avait pas à censurer qui
se censurait lui-même et prenait en modèle l’antique Pravda des
Soviétiques ; un excès de zèle, aussi, quand on retouchait des
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