Troisième chronique du règne de Nicolas Ier
exécuter un pas de rumba en hurlant « Je
marche » avec une mine extasiée.
L’archiduchesse des Charentes possédait aussi l’humilité
dans son registre. Elle répéta cinq fois « Ce n’est pas une question de
personne ! » quand on l’interrogea sur son duel avec la bourgmestre
de Lille, mais il ne s’agissait que de cela. Elle ne révélait sa nature que
dans la coulisse. À l’occasion d’un Salon du livre, où elle devait discourir
sur son dernier ouvrage composé à plusieurs mains, elle exigea qu’on changeât l’heure
de son intervention comme si elle était seule à décider.
— Votre Seigneuritude, lui dit-on, vous êtes prévue à
seize heures quinze…
— Je veux dix-huit heures !
— Le programme est imprimé, Votre Beauté Intense…
— M’en moque !
— Il y a d’autres intervenants, et des notoires…
— Moi je suis la plus notoire des notoires ! Quand
même ! j’ai été finaliste à l’élection impériale !
Elle resta à son stand sans saluer ses voisins, monta sur
une chaise, ameuta ses admirateurs et leur signa des photos dont elle avait
emporté plusieurs paquets.
Au milieu du mois de novembre, Notre Percutant Leader devait
se rendre aux Amériques où se tenait, à son instigation répétait-il, une
réunion des chefs d’État du monde pour résoudre le problème des industries
polluantes ; chacun savait par avance que rien de sérieux n’allait sortir
de ces conversations polies et inutiles, une photo de groupe, quelques rires
complices… Nos gazettes n’en rendirent d’ailleurs presque pas compte, toutes au
combat du Parti social qui devait choisir le même jour sa nouvelle tête
pensante et agis sante. L’archiduchesse eut droit à des manchettes
flatteuses : « Qui peut l’arrêter ? » D’autres insistaient
sur la rivalité : « La guerre des dames ». Madame des Charentes,
flamboyante, écrasait Madame de Lille : « Le Parti social se
recroqueville ou s’envole ! Je veux créer un parti joyeux, métissé et
créatif, au contact avec le peuple ! » Après un premier tour sans
majorité franche, les adhérents revotaient. Le résultat peina à s’afficher,
changea toute la nuit dans un mouvement de bascule, ce fut l’une puis ce fut l’autre,
mais à l’aube la bourgmestre de Lille l’emporta de 0,07 %. Aussitôt, les
barons sociaux des grosses villes se rallièrent à la gagnante, eux qui avaient
jusque-là soutenu l’archiduchesse ; en mauvaise perdante, celle-ci
trépigna, cria, menaça, se déclara majoritaire malgré sa courte défaite. On s’aperçut
alors que Madame des Charentes n’avait point une once d’humour ; elle
était arrivée trop en retard le matin où Jupiter avait distribué cette vertu si
rare.
Les chefs du Parti social se désignaient entre eux par l’élection,
ceux du Parti impérial étaient toujours nommés par le Prince. Ce dernier
préférait des larbins choisis par lui à des élus qui avaient quelquefois des
humeurs et pouvaient lui donner du souci. Pour Notre Leader Vénéré, il n’y
avait rien de pire qu’un référendum où le peuple répondait à une question qui
le dépassait, parce que c’était un moyen très sûr d’exprimer un mécontentement.
Lorsque Son Époustouflante Majesté voulut faire adopter sa mouture compliquée
de la Constitution des royaumes d’Europe, elle n’interrogea point la masse de
ses sujets, lesquels auraient pu une nouvelle fois la refuser, parce que trop
financière et trop politique, aussi elle se servit du Parlement dont elle
tenait la majorité à sa main.
Le Prince avait inventé un régime d’un genre tout à fait
neuf, la démocratie totalitaire. Dans l’ancienne Florence, Laurent de Médicis
gouvernait avec un conseil des soixante-dix, nommé par lui-même, et,
pareillement à la méthode de ce monarque à poigne, Notre Magnifique Souverain
régnait avec un groupe de conseillers qui doublaient ses ministres dans l’ombre
et se passaient volontiers des avis de la Chambre. Nous avons déjà étudié ce
phénomène dans nos deux premières chroniques, mais il faut ici affiner. Dans le
mode de gouverner de Notre Électrique Leader, il y avait une tentation
totalitaire du pouvoir derrière un paravent démocrate, à l’abri duquel le
Prince menait ses affaires. En fait, ce qu’il y avait de démocrate c’était l’opinion
du peuple, qu’on auscultait chaque jour pour naviguer sans heurts, mais le
procédé était plus subtil
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