Troisième chronique du règne de Nicolas Ier
policiers de 1910 le confondirent avec le redoutable Bonnot,
sans doute à cause de ses voyantes autos, sans prévoir que sept ans plus tard
il allait rejoindre le groupe d’artistes qui forma le mouvement Dada, lequel s’en
prenait par des hurlements à la société confite qui avait permis la Grande
Guerre afin que les usines d’armement tournassent à plein régime. Les titres,
les honneurs, les fonctions devenaient grotesques, il fallait mystifier les mystificateurs.
Salle Gaveau, à Paris, devant des Parisiens qui lui lançaient des pommes, des
légumes et des invectives, un M. Breton au col cassé, très pontifiant
comme à l’accoutumée, lut Le Manifeste cannibale de
M. Picabia :
« Dada ne sent rien, il n’est rien, rien, rien. Il est
comme vos espoirs : rien ; comme vos paradis : rien ; comme
vos héros : rien ; comme vos hommes politiques : rien ;
comme vos religions : rien… »
Le fameux théorème de Picabia se vérifia sous le
règne de Notre Humoreuse Majesté, et l’objet du délit fut un texte du même
acabit et mêmement cannibale qu’on trouva chez les terroristes, des jeunes gens
diplômés qui s’éloignaient à la campagne de la société spectaculaire marchande
jadis dénoncée par feu M. Debord, qui descendait des dadaïstes, et dont au
même moment la France espérait acheter les archives, manuscrits, notes,
carnets, brouillons et gazouillis, pour les classer dans son patrimoine au même
rang que le château de Chambord ou l’andouille de Vire.
Le vaudeville eut lieu à Tarnac, sur la terre déplumée de
Corrèze. Un jour férié de novembre, à six heures du matin, cent cinquante
pandores et sergents en tenue de bataille, cagoules et gilets épais comme des
matelas, investirent la ferme de Goutailloux en écartant de leur chemin les
moutons et les chèvres et en piétinant le potager. Ils avaient le raffinement d’un
commando américain dans un village afghan, l’arme en avant, et ils braillaient
« Police ! Police ! » en forçant des portes qui n’étaient
pas fermées ; ils montèrent à l’étage dans un fracas de bottes, passèrent
les menottes aux suspects endormis, ouvrirent les tiroirs, en sortirent des
lettres, des photos, des brosses à dents, un peigne et un dessin d’enfant. Puis
ils sondèrent les marches, les firent renifler par un chien qui savait sentir l’odeur
douceâtre des explosifs mais n’en décela point. Dans une cheminée, les
guerriers débuchèrent des gilets pare-balles dans un gros sac que personne n’avait
vu auparavant, et un livre, surtout un livre, L’Insurrection qui vient ,
disponible en librairie et non interdit mais qui permit de classer les
occupants de la ferme parmi les anarchistes les plus terrifiants.
La duchesse de Saint-Jean-de-Luz se félicita de l’opération
contre cette meute qu’on soupçonnait du pire, notamment d’avoir accroché une
ferraille sur les lignes électriques d’un chemin de fer qui emportait des
déchets nucléaires en Germanie. Notre Valeureux Monarque l’appuya en insistant
sur les progrès rapides et prometteurs de l’enquête. Les gazettes les plus
impériales se déchaînèrent, et, sur un fenestron, l’échotier prit un air de
gravité officielle pour dépeindre des jeunes gens en totale rupture avec la
société, possiblement très violents, qui ne travaillaient pas ; et d’évoquer
leurs ancêtres d’une bande d’assassins, Action directe, pour mieux faire
trembler les honnêtes sujets de Sa Majesté. Au fil des jours et des semaines,
ces marginaux « fuyant le regard des rares riverains qui les
entouraient », se métamorphosèrent en apôtres : les villageois de Tarnac
les aimaient. La contrée revivait grâce à eux depuis trois ans. Ils tenaient l’épicerie-café-restaurant
où ils donnaient des soirées gastronomiques ; ils organisaient des
concerts et des séances de cinéma pour offrir aux paysans Rome ville ouverte de M. Rossellini et Mourir à Madrid , le très complet documentaire
de M. Rossif sur la guerre d’Espagne. Ils avaient ouvert une bibliothèque
solidaire de cinq mille volumes et se chargeaient de livrer à domicile les
personnes âgées, dans les hameaux semés sur le plateau de Millevaches. Une
voisine témoigna : « Ils sont toujours prêts à rendre service. Ils
ont aidé ma fille pour les langues. Un jour, ils lui ont donné du pain qu’ils
font, super-bon. »
Comme il n’y eut aucune preuve matérielle pour les accabler,
sinon
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