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Troisième chronique du règne de Nicolas Ier

Troisième chronique du règne de Nicolas Ier

Titel: Troisième chronique du règne de Nicolas Ier Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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joli tintamarre et un concert d’indignations,
tant la profession du comte se sentait visée dans son intégralité ; s’y
joignirent des particuliers et des politiques outrés ; il y eut des
libelles pour dénoncer, d’autres pour nous apprendre que, dans la liste des
pays où l’on pouvait publier librement, nous ne venions qu’en trente-cinquième
position, juste après le Mali ; d’autres encore rappelèrent que la garde à
vue du comte n’était point isolée ni exceptionnelle, et que dans l’année on
comptait près de six cent mille arrestations sauvages de ce type. Le Prince fut
obligé de s’en émouvoir et il annonça une mission de réflexion sur le droit des
personnes, dont nul n’entendit plus parler une fois l’affaire éteinte. Quant à
la baronne d’Ati, qui avait réagi promptement pour affirmer que la procédure
avait été respectée, elle fut cinglée six mois plus tard par la cour d’appel de
Paris qui considéra les conditions de l’interpellation du comte Filippis non
proportionnées à la gravité de l’infraction et que son interrogatoire immédiat
ne s’imposait pas.
     
    Notre Souverain Protecteur savait pour l’avoir vérifié que
ce dont on ne parlait pas n’existait pas, mais que ce qui n’existait pas se
mettait à vivre sitôt qu’on en parlait. Ce jeu de dupes fut un classique des
pouvoirs musclés ; pour montrer l’efficience de sa police, qu’il
bichonnait à la folie, le Prince ne pouvait plus se contenter des chiffres
arrangés qui présentaient la délinquance en recul, il devait déjouer un complot
très menaçant afin que ses limiers pussent briller, et, par contrecoup, le
Monarque lui-même puisqu’il entonnait depuis des lustres la ritournelle de la
sécurité. Il fallait que le peuple eût peur, qu’on pût le rassurer et durcir
des lois de répression sans qu’il les contestât. La pratique était voyante mais
ancienne. Au tournant des deux derniers siècles, les anarchistes avaient servi
de pareils épouvantails. Un jour de décembre, en 1893, un objet rond vola
au-dessus des têtes dans l’hémicycle du Parlement, explosa en l’air en
produisant un éclair bleu et beaucoup de fumée ; une pluie de clous s’abattit
sur les députés. Le lanceur de bombe fut saisi, il se nommait Auguste Vaillant
et connaissait la chimie des explosions. Cet attentat permit au gouvernement d’édicter
des lois scélérates ; elles limitèrent la liberté des gazettes et celle
des associations. Les anarchistes s’interrogèrent ; l’un d’eux, Jacot,
soupçonna les mouchards de la Préfecture : Vaillant avait acheté la
marmite en fer-blanc au Bazar de l’Hôtel de Ville, mais avec quel argent ?
Il n’en avait pas. Et si un policier camouflé lui avait prêté la somme
nécessaire à la confection de sa machine infernale ? Vaillant était un
garçon simple et révolté, enfantin à tromper, et il avait été arrêté plusieurs
fois sur sa mine, récemment encore pour le vol d’une paire de bottes. Il lança
au tribunal qui le condamnait à mort : « Vous ignorez tout de l’enfer
social ! » C’était un désespéré, mais quand une nouvelle bombe
explosa au café Terminus, près de Saint-Lazare, cela parut terroriste au
dernier degré parce que froidement pensé. Émile Henry, le coupable, avait
allumé la mèche avec son cigare et ne venait point des bas-fonds : à seize
ans il avait été admissible à Polytechnique. Ce qu’il voulait ? Tuer ces
bourgeois qui dînaient en paix et soutenaient un régime de scandales à
répétition, dont la veille celui de Panama. À l’époque ils étaient nombreux,
ces fanatiques qui cherchaient leur inspiration dans les livres. Le danger
pouvait venir de gens à la mise très respectable. Lorsque la police traquait
les bandits en automobile que menait Bonnot, elle crut mettre la main au collet
de ce chef et de son second, un anarchiste authentique ; ces deux-là
passèrent la nuit au poste avant qu’on ne découvrît leurs vraies
identités ; il s’agissait des peintres Francis Picabia et Marcel
Duchamp ; le premier ressemblait aux portraits de Bonnot, et l’autre à
ceux de Raymond-la-Science. Tout ceci pour nous permettre d’énoncer ce
théorème : Un convaincu instruit effraie la population mieux qu’un
misérable poussé à bout par la faim.
    Baptisons la vérité ci-dessus le théorème de Picabia ,
du nom de ce peintre élégant et prolixe que l’intelligence sortait du
lot ; les

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