Troisième chronique du règne de Nicolas Ier
avaient fait allégeance
à Sa Majesté après avoir loué Johnny Walker Bush pour sa merveilleuse guerre en
Irak. Ces gens-là provenaient en réalité de deux grandes tyrannies qu’ils
avaient depuis reniées, les uns raffolant de M. Staline et les autres de
M. Mao, qui n’avaient point une once de social et se plaisaient à régenter
des pays immenses peuplés de policiers et d’esclaves. Mais les autres ?
Mais ces créateurs qui tordaient le nez devant le Prince ? Comment les
entortiller ?
Une nouvelle règle s’énonça au Château qui tenait en cinq
moments, d’abord choisir une proie, puis lui monter un piège, jeter son filet
et la capturer avant de l’exhiber dans les gazettes comme fraîchement conquise.
Ce fut alors le petit baron Minc qui entra en lice. Avec son air de vieux jeune
homme et la façon unique qu’il avait de se prêter des amis dans tous les
milieux et de tous bords, il tenait du ludion, cette sphère creuse qui monte et
descend dans un bocal fermé quand on y modifie la pression ; ainsi le
baron Minc naviguait au gré des circonstances qui le servaient quand il faisait
mine de servir. Il venait souvent le soir au Château distiller à Sa Majesté
quelques sournoiseries. Ce fut lui qui désigna une proie accessible pour
pénétrer plus avant le monde méfiant des cultureux. Il livra sans hésiter le
nom du marquis de Karmitz :
— Voilà notre homme, Sire. Il a toutes les qualités que
nous cherchons. Tenez, il a surpris ses proches en bénissant soudain la
suppression de la réclame sur les fenestrons publics, après l’avoir combattue
comme ses pairs. Il sait se retourner, ô Monarque Grandiose !
— Est-ce que c’est qu’il est vraiment à Gauche ?
— Je le garantis à Votre Immensité. Il a débuté en
filmant des ouvrières du textile en grève.
— Ah ben oui alors…
— Il a l’avantage d’être double.
— Comme toi ?
— Mieux encore, Grand Suprême. Quand il était
extrémiste il travaillait aussi pour le seigneur Malraux, qu’il fournissait en
notes sur la culture gratuite. Et puis il sait atteler le commerce et l’art.
— Le commerce, okay, ça m’botte.
— Songez, Himalayesque Souverain, qu’à la fois il
produit des artistes difficiles, il gouverne un réseau de salles obscures, il a
un copieux catalogue où l’on trouve les œuvres de M. Chaplin qu’il a
achetées…
— On peut l’ferrer avec quoi, ton loustic ?
— Pas avec de l’argent, Sire. Il en a. Vous devez
savoir qu’il vit au Quartier latin, mais dans un hôtel particulier, avec des
maîtres d’hôtel à gants blancs et une collection de tableaux.
— Comme au Château ?
— Oui, mais tout lui appartient.
— Alors comment on peut l’choper ?
— Donnez-lui un rôle, Sire. Flattez-le, offrez-lui un
pouvoir qu’il n’a pas, qui l’honore et le fait valoir…
— Ça j’sais faire.
— Une espèce de commission inutile où il se sentirait
très utile.
— Fastoche !
Le marquis de Karmitz fut donc convié au Château. Il ne sut
pas pourquoi mais il s’y rendit. Le Prince le mit d’entrée en confiance, joua
la sympathie, posa des questions, se passionna pour les réponses. La proie
attendrie, Madame entra en scène :
— Cher marquis, dit-elle en douceur et mélodie, mon
mari et moi nous sommes curieux de M. Bresson. Pourriez-vous nous prêter
des cassettes ?
— Non, Madame, mais vous les offrir.
Très étonné, M. de Karmitz imaginait mal Leurs
Majestés, dans un profond canapé, regarder un film de M. Robert Bresson
sans ronfler dès le générique ; ces œuvres qu’on nommait exigeantes
exigeaient tellement du public que celui-ci avait fini par se raréfier. Comme
le marquis semblait conquis, le Prince en vint au fait :
— Si je vous confie une mission culturelle ? Vous
ne dépendrez que de moi.
Un Conseil de la création artistique naquit ce soir-là sans
qu’on sût très bien en quoi il consistait. Sa Majesté invita au Château, pour
présenter sa trouvaille, des sommités de la culture qu’il fit patienter plus de
trois quarts d’heure sur des chaises dorées, afin de montrer qu’il n’y avait qu’un
maître et que c’était lui. Il servit un discours que personne ne retint, mais
le marquis de Karmitz était ravi de sa fonction, accomplissant à la lettre
cette observation sentie de M. de La Bruyère qui avait étudié de près les
mœurs de la Cour : « Je ne vois aucun courtisan à qui le prince
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