Troisième chronique du règne de Nicolas Ier
vienne
d’accorder un bon gouvernement, une place éminente ou une forte pension, qui n’assure
par vanité, ou pour marquer son désintéressement, qu’il est bien moins content
du don que de la manière dont il lui a été fait. » Le Prince avait été
convaincu qu’il fallait amadouer les artistes et les penseurs ; lors des
élections ils pesaient fort peu mais, s’ils se sentaient négligés, ils
pouvaient devenir nuisibles. Par des médailles, des gestes et des mots, Sa
Majesté s’apprêtait à en hypnotiser le plus possible afin de les voir se
pavaner à la Cour et oublier leurs piques à son égard. Madame allait l’assister
dans cette tâche de rabatteuse ; elle avait acquis ses chasses réservées
depuis la capture du marquis de Karmitz. Madame apprenait par la pratique les
ruses et les rets du pouvoir, auquel elle prenait goût ; les courtisans s’en
aperçurent les premiers, qu’elle pouvait inviter ou chasser du Château, et ses
sourires étaient à double sens ; il y a des œillades qui tuent.
Capricieuse au fond, invulnérable comme une moderne Messaline, elle étendait
son domaine.
Hélas, la popularité de Nicolas I er glissait. Il fut impérieux de redresser une image mise à mal par trop de
chagrins. Notre Prince Flamboyant eut alors une lubie ; il voulut grouper
le plus grand nombre de ses sujets pour leur ouvrir les bras, prendre l’opinion
à témoin de ses efforts, ligoter les syndicats en les associant à lui. Le
Mirobolant Souverain s’affichait chaque jour sur les écrans, il donnait des
discours au Liban, à Strasbourg, à Charm el-Cheikh, à Vincennes, émettait des
avis sur les conflits du monde et de chez lui, mais cela ne le contentait pas.
Il ordonna une émission dont il serait le centre et qui devait être diffusée
sur la plupart des fenestrons en même temps, à l’heure du dîner, afin que personne
ne pût y échapper. Il avait le titre, Face à la crise ; il prépara
les questions et les réponses avec ses conseillers rapprochés, apprit un
répertoire entier de formules heureuses et compulsa une quantité
invraisemblable de fiches sur les douleurs de l’économie. Notre Télégénique
Monarque se prépara, il eut des séances de massage, reçut des psychologues,
contint ses tics et avala des médicaments qui empêchaient la sueur de lui
perler au bout du nez. Ensuite il choisit les gazetiers qu’il reçut dans la
salle des fêtes du Château au jour convenu. Les câbles des techniciens râpèrent
davantage la moquette rouge qu’il fut question de changer pour cent cinquante
mille euros ; on installa une table en forme de triangle, on loua des
figurants pour simuler un public. Le but de cette mise en scène était d’expliquer
l’action de Sa Majesté à ses sujets et d’adoucir leurs angoisses. Quand l’émission
commença, il y avait quinze millions de personnes pour la regarder en mangeant
des nouilles ; on ne proteste pas quand on la bouche pleine, et on eut l’impression
que les gazetiers choisis avaient eux aussi la bouche pleine tellement ils s’empatouillèrent.
Chacun volait à l’autre ses thèmes et ses répliques. Le comte du Hamel, un
vieux renard qui avait finement cuisiné les plus grands pendant des décennies,
se trouva décontenancé parce que, venant en dernier, son temps de parole fut
rétréci et que les autres lui avaient chipé ses questions. Cela avait duré une
heure et demie. Qu’avait dit le Prince ? On ne sut le résumer, on nota qu’il
avait joué le modeste, qu’il n’avait plus réponse à tout et qu’il semblait
subir les événements plutôt que de les organiser ; il ne se ressemblait
plus. Un commentaire favorable sortit le lendemain dans une feuille impériale
mais ce fut le seul, car il y eut des critiques acides, ce qui rendit grincheux
Notre Souverain Éternel ; il accusa les gazetiers qu’il avait
sélectionnés : « Ils avaient mille ans, ces nuls ! J’ai même
failli m’ennuyer ! » Les malheureux tenaient à leur poste ; ils
avaient perdu l’habitude de contredire Sa Majesté ou de lui poser de véritables
questions.
Nous étions submergés par les images du monde. Celles du
massacre de Gaza, avec les corps d’enfants en bouillie dans les gravats de leur
école, remuèrent les foules musulmanes qui manifestèrent nombreuses à Paris. On
put craindre que la guerre perpétuelle du Moyen-Orient allât se transporter à
La Courneuve ou à Saint-Denis, et que les jeunes chômeurs
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