Troisième chronique du règne de Nicolas Ier
s’il fallait cautionner des exactions commises au su
de tous. Aussi ne fut-il point gêné de fustiger la princesse Rama, dès la
colère contre elle de Sa Majesté, en choisissant pour son engueulée la journée
du soixantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme
auxquels il refusait maintenant le moindre crédit. Le président de la Ligue de
ces droits y alla de son couplet, disant que le secrétariat de la princesse
Rama n’avait jamais été qu’un alibi, que c’était en effet une mauvaise idée
puis qu’il ne servait à rien, mais au fait, à quoi servait le comte d’Orsay ?
La coupable d’impertinence fut reçue au Château par Notre
Magnanime Souverain qui lui donna une sorte de leçon :
— Je boude, tu boudes, quel gâchis que c’est ! Les
gazettes t’adorent parce qu’elles se servent de toi contre moi ! Pourquoi
tu refuses les élections européennes ?
— C’est comme si on me mariait de force au prince
Albert !
— Tu joues perso !
— Je n’ai pas oublié Thucydide, que citait ma
mère : « Mettons le bonheur dans la liberté, la liberté dans la
vaillance. »
— M’en fous, de Sidide ! Tu parles jamais de
moi !
— Je parle de Votre Grandeur du matin au soir.
— Bon, mais faut qu’t’arrêtes de contrarier l’comte d’Orsay.
— Je répète partout que c’est le meilleur ministre des
Affaires étrangères qu’on ait jamais eu.
— Et en plus tu t’fous de sa gueule !
Le temps filait. Notre Glaçant Souverain voyait son règne
bien entamé. Il lui semblait une course d’obstacles que rythmaient des
échéances où le peuple avait son mot à dire. Dans trois ans le Prince devait
remettre en jeu sa couronne selon des lois qu’il n’avait pas encore modifiées.
Il devait avancer seul parmi ses légions et il fallait que celles-ci le
protègent comme une carapace. Le Ho-Kouan-tseu était formel, ce précis
de domination composé il y avait vingt-cinq siècles dans la Chine des Royaumes
combattants, lorsque la méfiance était permanente et les coquetteries hors de
mise : « Dans les temps troublés, disait le livre, les grands
prennent les ruses grossières pour des raisonnements subtils, l’appât du gain
pour le fond de la nature humaine. » Nous y étions. Les manipulations les
plus maladroites et les coups de force étaient donc la règle pour assurer la
prochaine élection de Notre Monarque Avide, car il n’entendait point rendre sa
couronne mais la mieux visser sur sa tête.
Il fallait d’abord replâtrer le Parti impérial, arrêter l’hémorragie
de ses troupes et en regonfler la tête. Le Prince s’en chargea, même si ce n’était
point son rôle normal, mais il usa d’une ficelle qui lui avait plusieurs fois
servi : « Qu’est-ce qu’on aurait dit si… » Cette tournure
exploitée sur tous les sujets, la sécurité, la Géorgie, la banque, il la
ressortit toute crue au congrès partisan qu’il avait convoqué et déclara, sur
un ton d’aveu souriant : « Ce n’est pas mon travail, mais j’essaie de
ne pas être hypocrite, et si vous n’aviez pas réussi à vous rassembler, j’ai
une petite idée à qui on l’aurait reproché… » Des rires en salve saluèrent
cet humour délicat, car l’union avait été ordonnée, les fâcheries
dénoncées ; une hypocrisie avouée était plus hypocrite qu’une hypocrisie
cachée, mais il en était ainsi du langage impérial, et chacun répétait les
mêmes phrases et les mêmes mots : pragmatisme couvrait les
contradictions et une allègre façon de tourner avec le vent, de même qu’un plan
social masquait avec élégance une mise à la porte massive. On préférait faire
bouger les lignes plutôt que s’agiter en désordre, évoquer la transparence pour reconnaître une vérité quand on y était contraint par les événements.
Notre Chatoyant Souverain changea fort ouvertement les chefs de son Parti, qu’il
nommait secrétaires et formaient ce qu’il appelait sa famille pour en montrer l’affection
et la fraternité, lorsque dans les vraies familles on se déchirait, surtout à l’approche
d’un héritage.
Le baron Bertrand accourut au premier sifflet, lâchant
aussitôt son ministère, le nez au plancher, malléable et plein de zèle. Sa
mission au gouvernail du Parti était limpide et définie, qu’il récita à la
tribune ; il voulait parvenir à enrégimenter cinq cent mille fidèles, et
pour cela les débusquer par
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