Troisième chronique du règne de Nicolas Ier
fit ses
valises pour les îles avec mission d’étouffer la révolte. Par malheur, le
secrétaire s’intéressa aux problèmes de ces maudits habitants de la Guadeloupe,
les rencontra, les écouta, palabra avec les maires, les agriculteurs, les uns,
les autres, commença à les comprendre et promit de satisfaire leurs doléances,
ce qui déplut au Château où l’on redoutait que l’émeute gagnât la Martinique,
la Guyane, la Réunion, le Pays basque, la Bretagne, la Corse, l’ensemble de nos
colonies. M. de Jégo, au bout d’une semaine, fut rappelé à Paris afin d’y
recevoir une fessée. En descendant d’aéroplane, il avait maigri de huit kilos,
rapportait une tenace migraine et des cernes sous les yeux, mais il trouva la
force de sourire en disant : « Cette crise a au moins une
vertu : on parle enfin un peu de moi. » Son visage, contenu dans un
sérieux mou, semblait exprimer le non sum dignus plus profond de son
esprit, que ses yeux battus démentaient et qu’il promenait sur le Prince à la
dérobée. Toute sa personne témoignait qu’il se laissait conduire, et sa
confusion de ce qui se passait. La mission de M. de Jégo tournant au rien,
Notre Indécrottable Majesté confia à d’autres le soin de négocier et d’interrompre
la grève qui gênait le tourisme aux Antilles ; ce ne furent que des
pansements car on n’alla point au fond, mais les manifestants furent découragés,
ce qui n’empêchait pas le feu de couver en dessous.
Le Prince se rendit sur place longtemps après quand il crut
achevée la révolte, et comme en métropole il visita des îles mortes, surtout
les aéroports où des militants indigènes l’acclamèrent pour qu’il ne demeurât
que des clichés avantageux.
Notre Asticotant Potentat chahutait sa Cour afin qu’elle le
servît à l’aveugle. Il jouait avec son personnel, qui lui devait d’exister,
comme un matou avec un souriceau ; il lui miaulait aux oreilles pour l’effrayer,
il le griffait, le jetait de côté, le saisissait par une patte, le faisait
tomber, le roulait, le retournait, le mordillait et finissait par le laisser
chancelant avant de le croquer. À dates régulières, quoiqu’il entretînt des
frayeurs en permanence d’une insulte ou d’un haussement convulsif du sourcil,
le Prince distribuait des tableaux d’honneur, des blâmes ou des punitions qui
tombaient par surprise ; chacun s’angoissait sur son sort, figé d’obéissance
et craignant de déplaire. Ainsi, par un excès de sérieux malvenu, M. de
Jégo fut anéanti et ne devait point s’incruster dans la politique impériale. De
lui ne resterait qu’un mot, mais ce mot le hissait au rang d’un génie du dessin
animé, ce M. Tex Avery qui crayonnait à merveille des situations folles,
car il lança le plus gravement du monde, à propos du Parti social et de la
gabegie antillaise : « C’est la mouche du coche qui jette de l’huile
sur le feu. » Si M. de Jégo entra dans l’Histoire pour une phrase, le
comte d’Orsay faillit en sortir pour un livre.
L’affaire fit un grand bruit.
M. Péan, libelliste indépendant et sans maître, s’attaqua
à ce que le comte avait de plus cher, son apparence. Le comte l’avait
constituée et nourrie au fil des décennies et elle lui méritait une
considération peu discutée ; comment critiquer une personne aussi sainte,
auréolée de morale, qui s’en fut soigner les plaies du monde, pourvu qu’elles
fussent loin de chez lui et en couleurs ? Certes, on vit le comte d’Orsay
courir les latitudes avec des médicaments, du riz et des caméras pour
sensibiliser le grand nombre à des malheurs choisis. Il y avait des malheurs
qui sonnaient en effet mieux que d’autres, lesquels semblaient impropres à l’image
ou d’un accès trop périlleux comme ces famines à répétition en Corée du Nord, le
seul pays où même les rats mouraient de faim ; comme, au Turkestan, la
bastonnade chinoise des Ouïgours que le comte confondit par deux fois avec des
yogourts, montrant par là son état de fatigue. Le comte voulait que le
spectacle vînt à la rescousse du malheur, et que les images s’incrustassent
fort dans le public. Il avait compris qu’un air de violon poussait à la
compassion, puis aux dons. Cette générosité s’apparentait parfois à celle de ce
monsieur qui aide à traverser la rue une dame, laquelle entend rester sur le
trottoir, mais le comte avait débuté jeune dans le bienfait, dès cette
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