Tsippora
peur de
rien ! s’énerva Orma.
— Je pense qu’il se cache. Je ne sais
pas s’il a peur, corrigea Tsippora.
— Oublies-tu déjà l’aisance avec
laquelle il a brisé les os du fils de Houssenek ? Sans lui…
Orma eut un petit hochement menaçant du
menton. Tsippora ne répondit pas. Devant elles, au pied de la pente menant au
puits, il n’y avait plus rien d’autre à voir que la terre dorée et blanche, le
sillon du chemin s’enfonçant dans l’argent des oliviers et les roches sombres,
chaotiques, qui s’accumulaient au-dessus des falaises surplombant le bleu
étincelant de la mer.
Sefoba, pensive, déclara :
— Tsippora a raison : il est en
fuite. Sinon, pourquoi a-t-il refusé de venir saluer notre père ce soir ?
Orma haussa les épaules et se détourna.
Sefoba et Tsippora la suivirent, et elles rejoignirent les brebis. Tour à tour,
elles levèrent le balancier pour remplir une dernière fois l’abreuvoir. À
chaque levée, elles montaient moitié moins d’eau que l’Égyptien un instant plus
tôt, mais avec beaucoup moins d’effort. Elles accomplissaient leur tâche,
silencieuses, ne pensant qu’à lui, à son étrangeté, à sa beauté, à sa force, à
ses mains sur le palan et à son sourire. À cette manière, aussi, qu’il avait de
soudain baisser les paupières pour regarder de côté.
Ce fut comme si ces pensées les séparaient.
Même Sefoba, la jeune mariée, ne pouvait s’empêcher de songer à cet homme avec
des pensées de femme.
Tsippora fut sur le point d’avouer :
« Ce Moïse, j’ai rêvé de lui il y a plus d’une lune. Il m’a déjà sauvé la
vie une fois ! Il m’a prise dans ses bras pour m’emporter du fond de la
mer où j’allais me noyer. »
Mais qui l’aurait comprise ? Ce
n’était qu’un rêve.
De l’autre côté de l’abreuvoir, Orma
rassemblait les bêtes avec des petits cris aigus, les pressant inutilement. On
devinait à son visage durci et son regard brûlant qu’elle voulait l’Égyptien à
ses pieds. Elle possédait toute la beauté, toute la blancheur de peau propres à
y parvenir. Ce fut sans surprise, sur le chemin du retour, qu’elle
annonça :
— Nous allons raconter à notre père ce
qui s’est passé au puits. Il voudra certainement voir l’Égyptien et il
l’enverra chercher. L’étranger ne pourra pas refuser, il sera bien obligé de
venir jusqu’à l’enclos.
— Non !
Le ton de Tsippora fut si péremptoire que
ses sœurs sursautèrent et s’immobilisèrent, laissant les brebis avancer seules.
— Il ne faut rien dire, reprit
Tsippora avec moins de brutalité.
— Et pourquoi ? demanda doucement
Sefoba.
— Notre père voudra punir les fils de
Houssenek. C’est inutile.
Orma s’esclaffa.
— J’espère bien ! Qu’il les
punisse, du fouet et du bâton ! Qu’il les laisse macérer sans eau sous le
soleil !
— Ils méritent une leçon, approuva
Sefoba. C’est certain.
— Ils l’ont reçue, la leçon, insista
Tsippora. L’aîné est peut-être déjà mort. Ils voulaient montrer leur force, ils
ont trouvé plus fort qu’eux. À quoi bon les rendre plus furieux et envenimer
nos pâturages de leurs cris et de leurs projets de vengeance ?…
— Voilà que Tsippora se prend encore
pour notre père ! ricana Orma.
Elle rejeta son voile sur son épaule et se
remit en marche en balançant les hanches.
— Je me fiche bien de Houssenek et de
ses fils. C’est l’Égyptien qui m’intéresse. C’est de lui que je vais parler à
notre père dès que nous arriverons !
— Es-tu donc si sotte ?
La voix de Tsippora claqua dans l’air
chaud. Sefoba ouvrit de grands yeux. En trois enjambées Tsippora fut devant
Orma.
— L’étranger a dit
« non » ! Tu as entendu comme moi, n’est-ce pas ? Sa parole
n’a-t-elle aucun poids pour toi ? Ne peux-tu respecter sa volonté ?
Orma quêta l’aide de Sefoba d’un coup
d’œil.
— Sa volonté ! Que sais-tu de sa
volonté ? Il était seulement embarrassé. Il ne parle pas bien notre
langue.
— Il la parle assez pour dire oui ou
non. Il connaît la différence.
— Tu ne l’as pas même remercié. Pas un
mot !…
— Et alors ?
— Ce n’est pas bien. À cause de toi,
nous lui devons…
— Je sais très bien ce que je lui
dois. C’est moi qui étais entre les mains du fils de Houssenek, rappelle-toi.
— C’est notre père qui doit le
remercier.
— Il le fera quand il le faudra. Je te
le
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