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Un bateau pour l'enfer

Un bateau pour l'enfer

Titel: Un bateau pour l'enfer Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gilbert Sinoué
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capitaine, vous ne trouvez pas ? »
    Le commissaire surenchérit :
    « Surprenante, et inquiétante même. »
    Il se tourna vers Schröder.
    « Vous y croyez ?
    — Pas le moins du monde. Mais je me dis que pendant quelque temps au moins, le temps de la traversée, M. Schiendick se tiendra coi. »
    Il avait prononcé cette affirmation, mais en réalité il n’y croyait pas plus que ses officiers.
    Il ajouta :
    « Et maintenant, messieurs, préparons-nous à accueillir nos passagers. »
     
    Dan et Ruth Singer avaient sagement pris place dans la longue file qui, depuis plus de deux heures déjà, patientait devant le service des douanes. De l’endroit où ils se trouvaient, on pouvait apercevoir le Saint-Louis.
    Le cœur de Dan s’emballa. Comme le regard d’Aaron Pozner quarante-huit heures plus tôt, celui de Dan se riva sur le drapeau qui flottait à la poupe, orné du symbole en forme de croix à branches coudées.
    Ils allaient embarquer sur le bateau du diable.
    Son attention se porta ensuite sur le navire. Un homme en uniforme se tenait sur le pont. De là où il se trouvait, Dan avait du mal à voir le détail de son visage. Il distinguait seulement un homme de taille moyenne, d’une cinquantaine d’années, une petite moustache sur la lèvre supérieure. « C’est peut-être le capitaine », pensa Dan Singer. Celui en qui reposaient tous leurs espoirs.
    On pouvait presque palper la tension et la fébrilité qui alourdissaient l’atmosphère. Entre autres, celles des Juifs orthodoxes qui craignaient de n’avoir pas le temps d’embarquer avant le début du shabbat. Nous étions un vendredi.
    Tout en marchant, Dan ne pouvait s’empêcher de s’interroger sur le destin de ces êtres qui, comme Ruth et lui, s’apprêtaient à quitter le pays de leur enfance. Dès lors qu’ils seraient à bord du navire, ils n’appartiendraient plus à aucun lieu, aucune nation, et aucune terre ne serait leur. Le seul territoire qui continuerait de leur appartenir aurait pour nom : souvenance. Mémoire. Un être meurt définitivement lorsque l’on n’évoque plus son souvenir. Ce doit être pareil pour les pays et pour nos héritages culturels. Singer se demanda comment il ferait pour ne plus jamais penser à l’Allemagne, à l’appartement de la Hollmannstrasse où il avait vu le jour une soixantaine d’années plus tôt. À son école. Aux courses à vélo dans les allées du Tiergarten. À la voix de sa mère. Il se sentait déchiré, un peu comme une feuille de papier arrachée d’un cahier. Non. Ne jamais oublier. Ce serait son obsession désormais. Ne jamais oublier la nuit de Cristal, ne jamais oublier l’horreur. Dans mille ans, il faudrait en parler encore. Tout devient si banal avec le temps et l’accumulation des meurtrissures quotidiennes. Ce qu’ils étaient en train de vivre en ce mois de mai 1939 n’était pas un épisode commun de l’Histoire. Ce n’était pas une tragédie non plus. C’était bien pire que cela : une injure faite à la dignité de l’homme. Tuer un homme n’est pas si grave. La mort ne dure que quelques secondes. Mais lui voler sa dignité, c’est autre chose. Nul n’est conçu pour vivre à genoux.
    Ne jamais oublier…
    Tout à coup, là-bas, sur la droite, au pied du hangar, quelque chose bougea. Dan était-il victime d’une hallucination ? Un homme décharné venait d’émerger d’un monticule de peaux entreposées. Le crâne chauve, l’œil aux abois, il se mit à avancer vers la file. Qui pouvait bien être cet individu ?
    « Regarde, chuchota Dan à son épouse. On dirait un fantôme.
    — Un fantôme ne s’embarrasse pas d’une valise. Or, cet homme en tient une à la main.
    — Il s’approche. Je me demande si…
    — Oui, tu as raison. Il doit faire partie des nôtres. »
    Aaron Pozner accéléra le pas, rasant le mur de tôle du hangar 76, essayant de se faire le plus discret possible. En vérité, il aurait voulu disparaître, devenir invisible, n’être plus rien, pour ne pas avoir à affronter l’œil méprisant des douaniers. Il avait vu la manière dont ils traitaient les passagers. Fouilles corporelles, valises renversées, injures. Et pourtant, la plupart de ceux qui s’apprêtaient à embarquer avaient l’air de « gens biens ». Alors, comment allaient-ils l’aborder, lui, Pozner, puant et dépenaillé ?
    Instinctivement, Dan Singer l’invita d’un signe de la main à se glisser dans la file, devant lui et

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