Un bateau pour l'enfer
les passagers du Saint-Louis étaient autorisés à débarquer, ce serait uniquement parce que de nouveaux rebondissements se seraient produits entre le jour du départ du bateau et son arrivée. Certes, une telle perspective est tout à fait possible dans un pays aussi instable que Cuba. Néanmoins, je crains fort que les passagers ne se retrouvent piégés parce que nous aurions péché par trop d’optimisme en nous appuyant sur une « possibilité ». […] Sincèrement, j’ai le pressentiment que nous risquons fort d’être privés de moyens si les autorités cubaines maintenaient leur position. La situation est d’autant plus sérieuse que nous avons quêté de l’argent auprès de personnes aux États-Unis, et ce, justement dans le but d’obtenir des visas pour ces réfugiés. Les donateurs se sentiront floués et nous refuseront leur aide à l’avenir .
Ainsi, les éléments d’une tragédie étaient installés, mais à l’insu des principaux acteurs.
Gustav Schröder, lui, veillait attentivement au bon déroulement des opérations. À la différence de ses passagers, il n’éprouvait ni joie ni soulagement, mais une certaine tension. Elle ne l’avait pas quitté depuis son rendez-vous avec Holthusen, elle s’était accrue lorsqu’un message de la Hapag (dont il avait pris connaissance deux jours auparavant) l’avait sommé de faire des économies sur la nourriture et d’interdire à la boutique du bord de proposer son lot habituel de produits de luxe. Pareillement, les employés du salon de coiffure avaient ordre de soustraire de leur vitrine tous les cosmétiques de grandes marques. Ni cartes postales ni papier à lettres gratuits ne seraient entreposés dans les salons. Schröder avait relu le message et l’avait glissé dans sa poche. Au diable ces instructions débiles ! Il était hors de question qu’il les applique. Il avait donné pour consigne au commissaire de bord, Ferdinand Müller, de répondre du mieux qu’il pourrait aux souhaits des passagers. Il n’aurait qu’à jongler avec les bordereaux et les inventaires, tâche qui était largement à sa portée. Après vingt-cinq ans de voyage en mer, ce genre de manipulation n’avait plus aucun secret pour Müller. Il s’exécuterait avec d’autant plus de zèle que lui non plus n’éprouvait pas beaucoup de sympathie pour les gens du III e Reich.
« Regardez, capitaine ! »
La voix de son officier en second arracha Schröder à ses pensées. Il demanda :
« Que se passe-t-il ? »
Klaus Ostermeyer désigna un personnage armé d’une caméra qui était en train de filmer l’arrivée des passagers au sommet de la passerelle. Ceux-ci, gênés, tentaient de protéger leur visage et celui de leurs enfants.
Schröder s’empara de son porte-voix.
« Vous, là-bas ! Que diable faites-vous ici ?
— Vous voyez bien. Je filme.
— De quel droit ? Qui vous a donné l’autorisation ?
— Le ministère de la Propagande !
— Vous avez une seconde pour quitter mon navire !
— Mais…
— Pas une de plus ! »
Le cameraman haussa les épaules avec mépris et enclencha à nouveau sa caméra. Il n’avait que faire des protestations de ce capitaine ; après tout, ne tenait-il pas ses ordres de Goebbels en personne ?
« Descendez immédiatement ou je vous fais jeter par-dessus bord ! »
Était-ce le ton impérieux ? La dureté de l’expression ? L’homme grommela quelque chose qui ressemblait à une menace et quitta le navire.
À dix-neuf heures précises, l’embarquement était terminé. Trente minutes plus tard, le navire commença à s’écarter du quai. Lentement, trop lentement au gré de Dan Singer, de Ruth, des Spanier, de Pozner et des autres. Tout à coup, une fanfare s’éleva dans l’air. Comme à chaque départ, un orchestre s’était mis à jouer sur le quai un vieil air populaire. Le titre avait de quoi faire sourire. C’était quelque chose comme Je dois quitter ma ville . Mais personne ne souriait. Les yeux des femmes étaient gris de larmes. Les hommes cachaient leur visage au creux de leurs mains.
Une voix murmura : « Exactement à l’heure. » Une autre répondit : « C’est bien connu. Les Allemands sont toujours à l’heure ; surtout quand il s’agit des Juifs. »
L’horizon endeuillé avait pris une couleur violine qui venait mourir au pied de la coque.
Libéré de son remorqueur, le Saint-Louis fila vers la haute mer.
Les passagers s’étaient
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