Un bateau pour l'enfer
Ruth. Aaron fut incapable d’articuler un « merci ». Aucun son ne sortait de sa gorge.
Trente minutes plus tard, il fut à hauteur du douanier. Aussitôt l’homme eut un violent mouvement de recul et s’exclama l’air écœuré :
« Saloperie ! »
Il prit son collègue à témoin.
« Tu sens cette puanteur ? »
L’autre se contenta de hausser les épaules.
« Il sent le Juif, c’est tout. »
Avec une moue dégoûtée, le douanier ordonna à Aaron d’ouvrir sa valise et d’en verser le contenu sur la longue table.
Du bout des doigts, il souleva quelques vêtements, un nécessaire de rasage, un petit cadre où figurait une photo des enfants de Pozner que sa femme lui avait confié sur le quai de la gare de Hambourg. Dans un mouvement désinvolte, le douanier le laissa choir. Le verre se brisa.
« Maladroit ! » hurla le douanier.
Il pointa son index sur le sol et ordonna :
« Ramasse ! »
Aaron Pozner s’exécuta sans mot dire. Il aurait balayé tout le hangar si on le lui avait demandé, il aurait gratté les souillures avec ses ongles. Tout ce qu’on aurait exigé de lui, il l’aurait accompli. Tout. Pourvu qu’on ne le renvoie pas à Dachau.
Une fois les bris ramassés, il les rangea soigneusement dans la valise et attendit, immobile.
« Remballe tes saletés et tire-toi », aboya le douanier.
Pozner n’eut pas le temps d’obtempérer. Les mains de Dan Singer l’avaient devancé. Tandis qu’il rangeait les affaires de Pozner, Singer gardait son regard fixé dans celui du douanier. S’y lisait toute la rage du monde.
Le douanier perçut-il l’intensité du sentiment ? Sans doute, puisqu’il se détourna, et fit signe au passager suivant d’avancer, négligeant de procéder à la fouille du médecin et de son épouse.
Leur tour était venu de s’engager sur la passerelle. Un steward vêtu de blanc les attendait. Avec courtoisie, il leur proposa de prendre leur valise et de les accompagner jusqu’à leur cabine. Ils se laissèrent faire comme dans un brouillard.
Le même accueil fut réservé à Aaron Pozner, bien que l’odeur qu’il dégageait eût de quoi faire le vide autour de lui. Sa première réaction fut un mouvement de recul. La peur, toujours. Et puis, c’était la première fois qu’un Allemand lui parlait comme on parle à un être humain. Il porta sa valise contre son thorax et s’y agrippa comme un naufragé à sa bouée. Le steward réitéra son offre, mais à nouveau Pozner refusa. Il ne fut rassuré qu’une fois isolé dans sa cabine D-375, située sur le pont D . C’était incroyable ! On ne l’avait pas injurié, on ne l’avait pas brutalisé. Était-il possible que l’on puisse basculer si vite du monde des morts à celui des vivants ? Ce navire signifiait-il la fin de tous les cauchemars ? Peut-être. Mais il aurait besoin de beaucoup de temps avant que cette idée ne s’installât définitivement.
La famille Dublon remonta elle aussi la passerelle dans le sillage de Pozner. Elle était composée de Willy-Otto, de son épouse Erna et de leurs deux filles Lore et Eva. Il y avait aussi l’oncle Erich, le frère de Willy. Ce dernier marqua un temps d’arrêt, sortit un petit carnet à spirales et un stylo de la poche de son veston et commença à noter quelque chose. Il aurait écrit longtemps si son frère ne l’avait pressé d’avancer. Il bloquait le passage.
« Crois-tu vraiment que ce soit le bon moment pour écrire tes Mémoires ? » lança Willy.
Erich fit un sourire. Son frère avait en partie raison. Ce n’était pas ses Mémoires qu’il avait décidé d’écrire, mais le journal du voyage qu’il allait entreprendre, et qu’il destinait à Peter Heiman, son très cher ami d’enfance. Ce détail, on ne l’apprendra que soixante ans plus tard [23] .
Les uns après les autres, les passagers du Saint-Louis gagnaient leurs cabines respectives. La plupart étaient des femmes et des enfants [24] .
Dan Singer se laissa choir sur sa couchette et invita Ruth à s’allonger contre lui. Ce qu’elle fit. Elle ne tenait plus sur ses jambes.
Il lui caressa doucement les cheveux en chuchotant :
« C’est fini, ma mie, c’est fini. »
Elle ne répondit pas, se contentant de rester blottie contre lui.
Le médecin reprit avec passion :
« Le pire est derrière nous. Plus que seize jours. Une fois en Amérique, nous convaincrons, j’en suis sûr, Judith et son mari de nous rejoindre. »
Ruth
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