Un bateau pour l'enfer
son regard sur le rapport qu’on lui avait transmis une dizaine de jours auparavant. Il en connaissait le contenu par cœur. Les pages annonçaient l’arrivée prochaine de trois navires chargés de plusieurs centaines de réfugiés, parmi lesquels le Saint-Louis. Brù ne se posait qu’une seule question : lequel des trois navires arriverait le premier à La Havane ? Pour le reste, sa décision était prise depuis longtemps ; depuis qu’il avait promulgué le décret n° 937. « N’accéderaient sur le territoire cubain que les réfugiés en transit qui se seraient dûment acquittés de la caution de cinq cents dollars. » Tous les autres, ceux qui avaient bénéficié de ces visas frauduleux estampillés par ce forban de Manuel Benitez, seraient impitoyablement refoulés. Le fauteuil présidentiel de Brù était bien trop instable pour qu’il s’offrît le luxe de s’opposer à la pression de la rue. Or, depuis quelques semaines, la rue était nerveuse. De nombreuses manifestations s’étaient succédé, exigeant qu’un coup d’arrêt soit donné à l’immigration. Les gens avaient peur de perdre leur emploi ; d’autres craignaient de ne jamais en trouver si les nouveaux arrivants investissaient les postes vacants. C’était vrai, mais en partie. Car ce que Brù ignorait, c’était que la plupart des manifestations avaient été suscitées par les groupuscules nazis sous la houlette de Robert Hoffman, l’espion de l’Abwehr. Une alliance avait même été signée entre le Parti nazi cubain, nouvellement légalisé, et le Parti fasciste national. De cette alliance était née une campagne virulente.
Mais par-dessus tout, Brù ne souhaitait guère prêter le flanc aux critiques de son protecteur, celui-là même qui l’avait placé au pouvoir : le colonel Batista.
Il tira une nouvelle bouffée de son cigare. La fumée se répandit à travers le bureau. Une nouvelle interrogation surgit à son esprit : à combien pouvait s’élever la fortune que le directeur de l’immigration avait amassée avec son commerce de visas ? Sûrement bien plus que lui, Federico Laredo Brù, n’avait jamais possédé.
Décret n° 937… 937 passagers. Étrange coïncidence.
« Je suis un humaniste ! Vous comprenez ? Un bienfaiteur. Vos insinuations sont scandaleuses ! »
La voix outrée du colonel Benitez résonna si fort dans la cafétéria de l’hôtel Plaza que tous les visages se tournèrent dans sa direction et que son interlocuteur, Luis Clasing, l’agent local de la Hapag, s’en trouva gêné.
Il poursuivit sur sa lancée :
« En accordant ces autorisations, dites-vous bien que je n’ai fait que répondre à un appel de détresse. Mon seul désir fut d’arracher de malheureux innocents aux griffes du nazisme. Comment pouvez-vous laisser entendre que seul l’appât du gain aurait dicté mon attitude ? »
Clasing éluda la question tant la réponse eût été lapidaire. Plus personne à Cuba n’ignorait que Benitez s’était rempli les poches avec ce trafic de visas. Voilà plus d’un an qu’il avait créé entre l’hôtel Plaza et l’agence de la Hapag une officine baptisée « Bureau d’immigration » ; officine privée et illégale. Le décret n° 55 avait représenté pour lui une formidable opportunité de s’enrichir. On eût dit qu’il avait sinon prévu, du moins anticipé sa promulgation. Au cours des derniers mois, il avait apposé sa signature sur près de quatre mille permis de séjour, sur papier à en-tête du département de l’Immigration (papier détourné par ses soins). Ce qui lui avait rapporté – à cent cinquante dollars le permis – la modique somme de six cent mille dollars ; sans compter les « gratifications » que ne manquait pas de lui accorder la Hapag, « en témoignage d’amitié ». Car chaque visa accordé représentait un passager de plus pour la compagnie maritime. Finalement, grâce à ce trafic, tout le monde y trouvait son compte.
Clasing jugea plus utile de revenir au sujet essentiel : le devenir des passagers.
« Colonel. Il ne sert à rien de vous emporter. Selon mes informateurs…
— Quels informateurs ? Vous voulez parler de ces colporteurs de ragots ?
— Je veux parler, entre autres, du secrétaire d’État. Votre ancien collègue, le Dr Juan Remos, qui m’a affirmé – pas plus tard qu’hier – que le président, se référant au décret n° 937, n’avait pas l’intention
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