Un bateau pour l'enfer
l’embarquement des trente-huit nouveaux passagers se déroulent le plus rapidement possible. Et puis, il y avait eu ce nouvel incident qui l’avait opposé à Schiendick. En passant devant le panneau d’affichage situé sur le pont A , Schröder était tombé sur des pages extraites du dernier numéro de Der Stürmer, le journal du Parti, placardées par le Leiter. Une fois de plus, il avait dû rappeler à l’ordre le steward et l’avait sommé de la manière la plus formelle de ne plus faire de propagande sur son navire. L’éclat de Schröder avait été d’autant plus violent qu’il avait appris quelques heures plus tôt, par la bouche même de Jockl, la tentative de Schiendick qui visait à le transformer en mouchard. Dans l’instant, sa première pensée fut d’en finir une fois pour toutes avec le Leiter en le débarquant à Cherbourg. Mais c’eût été prendre un risque inutile. Six mois auparavant, ordre avait été donné à tous les capitaines de la Hapag de ne révoquer sous aucun prétexte les Leiter sans autorisation écrite du superintendant de la marine.
« J’aperçois le Queen Mary qui a jeté l’ancre dans la rade, note Erich Dublon. Quatre-vingt-quatre mille tonneaux. C’est le plus grand bateau du monde. Son tirant d’eau ne lui a pas permis d’entrer dans le port de Cherbourg. Le ravitaillement a commencé. On nous livre des légumes frais, du lait, des conteneurs d’eau potable. »
Accoudés au bastingage du pont C , Otto et Rosy Bergmann observaient les dockers qui remontaient la passerelle, chargés de cageots. En retrait, Charlotte Hecht, la sœur de Rosy, restait allongée sur son transat. Ces va-et-vient ne l’intéressaient guère. Elle ne supportait plus ni le bruit ni la foule. À quatre-vingts ans bientôt, et après tout ce qu’elle venait de subir, elle n’aspirait plus qu’à une seule chose : retrouver la sérénité, un toit, et s’éteindre en paix. De plus, sa sœur Rosy, avec ses allusions superstitieuses, avait le don de l’angoisser. Depuis leur départ, elle n’avait cessé de lui rebattre les oreilles avec ses craintes : ils étaient partis de Hambourg un 13. Et un jour de shabbat. C’est sûr, cela ne présageait rien de bon.
Charlotte avait fini par pousser un cri d’exaspération. Après tous ces cauchemars éveillés, que pouvait-il leur arriver de pire ? Ils allaient enfin vivre libres !
Non loin de là, Alice Feilchenfeld observait elle aussi les allées et venues, mais pas par distraction. Ses doigts étaient noués au bastingage jusqu’à s’en bleuir les phalanges. Son mari l’avait précédée à Cuba. Leurs quatre enfants avaient été envoyés en Belgique. Il était prévu qu’ils rejoindraient Cherbourg pour y retrouver leur mère et poursuivre avec elle leur voyage vers La Havane. Seulement, cela faisait plus d’une heure que le Saint-Louis était amarré, et elle ne les voyait toujours pas.
Et s’il leur était arrivé quelque chose ? S’ils avaient raté leur train. Si…
Le gong du déjeuner retentit. Elle resta sur place et continua à faire le guet jusqu’en début d’après-midi.
Vers quinze heures, un canot approcha. Le cœur d’Alice s’emballa. Le canot transportait trente-huit passagers. Essentiellement des femmes et des enfants. Où étaient les siens ? Étaient-ils là ? Elle avait beau chercher, elle ne les voyait pas. Elle eut envie de hurler. Plus question d’attendre. Même si elle ne devait plus jamais revoir son mari, elle allait quitter le bateau et se rendre en Belgique. Les yeux noyés de larmes, elle partit à la recherche d’un officier.
C’est à ce moment précis qu’elle entendit un cri :
« Maman ! »
Elle fit volte-face, le cœur à l’arrêt : Judith et Henny, suivis de Wolf qui portait le petit Rafaël dans ses bras, couraient vers elle. Ils avaient été les derniers à quitter la chaloupe.
Schröder avait du mal à en croire ses yeux. La réponse qu’il attendait de Holthusen venait de lui être remise par le radio. Elle se résumait à quelques mots brefs :
RÉPÉTONS ORDRE IMPÉRATIF DE MARCHER À TOUTE VAPEUR À CAUSE SITUATION FLUIDE À LA HAVANE
7
Lorsqu’un matin d’octobre 1492, Christophe Colomb débarqua sur l’île des Pins et qu’il fut mis en présence des Indiens arawaks et guanahacaribes, il ne douta pas un seul instant qu’il avait réussi son pari. Cet endroit ne pouvait être que les Indes. Il ignorait alors que ce n’était
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