Un bateau pour l'enfer
péril qui guettait les quatre cent mille Juifs restés dans la souricière allemande. Il devenait donc absolument vital que des pays tels que les États-Unis, la Grande-Bretagne ou d’autres nations occidentales, voire d’Amérique latine, modifient leur attitude et acceptent d’ouvrir leurs portes. Bien évidemment, Hitler se hâta d’approuver le Livre blanc, tandis que Goebbels en profita pour en faire un nouvel outil de propagande. Pour le moins embarrassés par le soutien nazi, l’Angleterre et le monde relancèrent alors la vieille idée qui consistait à « caser » les réfugiés juifs dans des territoires aussi divers que la Guinée britannique ou la province de Mindanao aux Philippines. La République dominicaine annonça qu’elle était quant à elle disposée à accueillir cinquante mille à cent mille réfugiés. Cette proposition ne devait jamais aboutir.
À peine connu le contenu du Livre blanc, la presse cubaine, sous l’influence des agents nazis, se lança dans une nouvelle campagne d’attaques antisémites dont le Saint-Louis et ses passagers devinrent la cible principale. Robert Hoffman fit écrire au rédacteur du journal Avance :
Contre cette invasion, nous devons réagir avec la même énergie que les autres peuples de la terre. Faute de quoi, nous serons absorbés, et le jour viendra où le sang de nos martyrs et de nos héros n’aura servi qu’à permettre aux Juifs de jouir d’un pays conquis par nos ancêtres.
Berlin, 22 mai 1939
Avec l’un de ces gestes théâtraux dont il avait le secret, le comte Galeazzo Ciano [44] ôta le capuchon de son stylo et apposa sa signature sur le document que venait de lui glisser von Ribbentrop. Le texte précisait que, dès ce jour, les destins de l’Italie et de l’Allemagne se trouvaient liés de façon irrévocable. Il engageait sur l’honneur chacune des parties à soutenir l’autre en cas de guerre, avec toutes ses forces militaires sur terre, sur mer et dans les airs.
Le lendemain de ce traité baptisé « Pacte d’acier », Hitler réunit les commandants de la Wehrmacht dans son bureau, à la chancellerie. Il leur exposa ses projets et conclut par ces phrases : « L’idée que nous puissions nous en tirer à bon compte est dangereuse ; il n’existe pas de telles possibilités. Nous devons couper les ponts ; ce n’est plus une question de justice ou d’injustice, mais de vie ou de mort pour quatre-vingts millions d’êtres humains. On ne nous forcera pas à entrer en guerre, mais nous ne serons pas capables d’en éviter une. »
9
23 mai 1939
Voilà plus de six heures que la main de Recha Weiler restait nouée à celle de son mari. Sans doute était-elle convaincue que, par tout l’amour qu’elle lui insufflait à travers ce contact, le vieux professeur trouverait la force de rester auprès d’elle. Elle jeta un coup d’œil à travers le hublot et vit que l’horizon commençait à rougeoyer. Plus que quatre jours. Dans quatre jours, ils seraient sains et saufs à Cuba. On transporterait Meier dans un bon hôpital où il recevrait les soins adéquats.
Elle reposa son regard sur les traits blêmes du malade et murmura comme si elle se parlait à elle-même : « Plus que quatre jours… »
Meier entrouvrit les yeux. Ses lèvres articulèrent quelque chose que Recha ne comprit pas. Elle se pencha vers lui, lui demanda de répéter. Il ne parut pas l’entendre. Elle chuchota, consciente de l’absurdité de sa requête : « Amour, essaye de dire le Chema , quelques mots, un mot, un seul mot. » Il battit des paupières tandis qu’un souffle s’exhalait de sa poitrine, qui semblait venir de ces profondeurs où cohabitent depuis la nuit des temps la vie et la mort. Les manifestations de souffrance qui n’avaient pas quitté son visage depuis les dernières vingt-quatre heures disparurent soudainement pour céder la place à une expression de grande sérénité. Ce fut tout.
Les larmes montèrent aux yeux de Recha, coulèrent le long de ses joues, vers les commissures de ses lèvres, et dans un mouvement éperdu elle se jeta sur le corps de son mari. Combien de temps demeura-t-elle ainsi, l’enveloppant de son propre corps, respirant son odeur, écoutant résonner son propre cœur contre le thorax immobile de Meier ? Elle aurait sûrement voulu rester ainsi jusqu’au moment où la mort serait venue l’emporter à son tour, mais une pensée surgit à son esprit et finit par l’arracher à
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