Un bateau pour l'enfer
rêveur. L’offre était alléchante, car sous ce langage diplomatique perçait une invitation évidente à se partager la Pologne. Et l’argument que son interlocuteur lui avait soumis au début de leur conversation, à savoir que ni l’Angleterre ni la France ne pourraient ou ne voudraient venir au secours des Polonais en temps voulu, ne pouvait que plaire à un pragmatique comme Staline…
Insensiblement, le Führer plaçait ses pions sur l’échiquier de la mort, tandis qu’à des milliers de milles de là des hommes, des femmes, des enfants ne rêvaient que de vivre.
Dans la salle à manger de la première classe, Leo Jockl était en train de dresser les tables en prévision du dîner. C’est là qu’Otto Schiendick le retrouva.
« Des explications ! aboya-t-il sans préalable. J’exige des explications. »
Tétanisé, Jockl bafouilla :
« De… de quoi parles-tu ?
— Voilà plus d’une semaine que je t’ai demandé de me faire un rapport sur le capitaine. Rien ! Pas un mot. Pas la moindre information.
— C’est parce que je n’ai rien appris de particulier », protesta le steward.
Schiendick plaça ses poings sur ses hanches et ricana :
« Rien de particulier ? Et cette réunion ? »
Jockl blêmit.
« Quelle réunion ?
— Ne joue pas au plus fin, Leo ! Rien ne m’échappe ! Je sais que des passagers se sont entretenus il y a quelques heures avec Schröder. Je sais aussi que tu étais présent. Pourquoi se sont-ils réunis à huis clos ? Pourquoi ne m’en as-tu rien dit ? »
Jockl prit une courte inspiration et ânonna ce que son supérieur lui avait recommandé de répondre :
« Parce que ce n’était pas très important. Le capitaine a demandé que les passagers organisent un comité au cas où des problèmes imprévus surviendraient une fois arrivés à La Havane.
— Des problèmes ? Quelle sorte de problèmes ?
— Ce n’est pas clair. Il est possible que nous ne puissions pas débarquer.
— Quoi ? »
Cette fois, c’était au tour de Schiendick de perdre pied.
« Qu’est-ce qui pourrait empêcher ce débarquement ?
— Rien, a priori. La création du comité est juste une précaution. C’est tout. »
C’est un cauchemar, pensa le Leiter. Si par malheur le débarquement devait être annulé, comment ferait-il pour rencontrer Hoffman ? Ce serait une catastrophe. Il ne pourrait plus compter sur l’avancement auquel il aspirait au sein de l’Abwehr, et ce n’étaient pas les maigres griefs qu’il avait notés sur l’attitude du capitaine qui compenseraient l’échec de sa mission.
« Un cauchemar », laissa-t-il tomber à voix haute.
Et il pivota sur ses talons, laissant un Jockl interloqué.
Dans sa chambre d’hôtel de La Havane, Robert Hoffman, quelque peu rassuré par les propos du colonel Benitez, n’éprouvait manifestement pas les mêmes angoisses que Schiendick. Il avait passé sa journée à transposer sous forme de microfilms une série de documents top secret liés à la défense des États-Unis, documents qui lui avaient été transmis par l’un des agents qui travaillaient pour le réseau Duquesne implanté sur le territoire américain. Il acheva de les rouler soigneusement et les introduisit dans le réservoir d’encre de trois stylos. Satisfait de son travail, il alla se servir un double scotch. Nous étions le 25 mai. Dans quarante-huit heures, le Saint-Louis apparaîtrait dans le port de La Havane.
Cette nuit-là, sur le Saint-Louis , régnait une ambiance euphorique. Au cours du dîner, l’orchestre se lança dans un pot-pourri des airs de La Veuve joyeuse et, plus tard, on dansa dans la Tanzplatz sur les rythmes endiablés de Glenn Miller.
Personne ne remarqua que sept passagers ne partageaient pas pleinement ces heures d’euphorie. Personne n’aurait pu savoir non plus que, malgré l’heure tardive, le petit Herbert Karliner ne dormait toujours pas. Il écoutait bouche bée, et pour la première fois, son père lui parler de ce qu’il avait vécu dans les camps. Pourquoi avait-il choisi cet instant ? Sans doute parce qu’il sentait que la liberté était maintenant à portée de main, que plus rien ne les ramènerait en Allemagne.
« Quand nous étions en Allemagne, jamais il ne m’avait confié ce qui s’était passé, racontera Herbert cinquante ans plus tard. Une fois sur le bateau, il m’a tout raconté. Et ça m’a mis en rage. Je me suis dès lors juré de ne
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