Un bateau pour l'enfer
grand salon.
Et la longue file d’attente s’organisa.
Élise Loewe préféra se glisser parmi les derniers. Sans doute espérait-elle ainsi que la vigilance des médecins se serait émoussée quand viendrait le tour de son mari, et qu’ils ne remarqueraient pas l’extrême nervosité dont il ne s’était toujours pas départi depuis leur départ de Hambourg. Une nervosité qui s’était d’ailleurs accrue lorsque Max avait aperçu l’uniforme des douaniers. Tout ce qui portait uniforme l’affolait.
Au milieu de la file, Dan Singer murmura à son épouse sur un ton dépité :
« En Allemagne, nous étions considérés comme des pestiférés ; manifestement, ici, c’est pareil. »
Ruth essaya de l’apaiser.
« Ce n’est pas bien grave. Je suis sûre que c’est le dernier désagrément que nous aurons à subir. »
Elle ajouta avec un sourire un peu forcé :
« Une goutte d’eau dans l’océan. »
À terre, Milton Goldsmith et Laura Margolis s’étaient précipités au siège de la Hapag et, faisant fi des avertissements d’une secrétaire, déboulèrent dans le bureau de Luis Clasing.
Goldsmith s’enquit sans préambule :
« Que diable se passe-t-il ? Pourquoi le Saint-Louis n’a-t-il pas accosté ? »
Clasing – déjà à bout de nerfs – fut à deux doigts de répliquer vertement au responsable du Comité de secours juif qu’il avait en ce moment d’autres chats à fouetter, d’autant que les rapports entre les deux hommes n’avaient jamais été – loin s’en faut – très chaleureux. Leur relation ne tenait que grâce aux intérêts qu’ils avaient en commun. Pour la Hapag, il était essentiel que les choses se déroulent sans incident afin d’assurer la bonne réputation et donc le rendement de sa flotte. Pour Goldsmith, il y allait du destin de milliers de personnes.
L’agent répondit du bout des lèvres :
« Je n’y suis pour rien. Je n’ai fait qu’obéir aux ordres.
— Obéir aux ordres ? Mais quels ordres ? s’affola Margolis.
— Ceux qui m’ont été transmis par le secrétariat de la présidence.
— Vous voulez dire que c’est le président Brù en personne qui a exigé le mouillage dans la rade ? »
Clasing s’énerva.
« Puisque je viens de vous le dire ! Oui !
— Pour quelle raison ?
— Comment le saurais-je ? Ce sont les ordres, c’est tout ! »
Goldsmith serra les dents.
« Et j’imagine que vous ne pouvez pas me dire non plus s’il s’agit d’un simple contretemps, ou si c’est un problème de visas. Car vous n’ignorez pas que depuis quelque temps, une rumeur circule à La Havane. Les permis fournis par Benitez…
— Écoutez-moi, coupa sèchement Clasing. Si vous souhaitez plus de renseignements, vous n’avez qu’à vous adresser à Brù ! En ce qui me concerne, je ne peux rien vous dire de plus. »
D’un geste de la main, Milton invita Laura à quitter le bureau. Ils en avaient assez entendu.
Une fois à l’extérieur, la jeune femme laissa éclater sa fureur.
« Quel margoulin ! Je le déteste. Comment ose-t-il se comporter de la sorte, alors que sa compagnie est responsable des passagers dont elle a la charge ! »
Goldsmith se contenta de hocher la tête. Il n’en avait rien à faire de l’attitude de Clasing. Depuis que le navire avait jeté l’ancre, une pensée le tourmentait.
Il laissa tomber, la voix sombre :
« Je crains qu’il ne s’agisse du décret. »
Laura fronça les sourcils.
« Le décret ?
— Oui, répéta Goldsmith. Le décret n° 937. »
Étrangement, sa collègue fit le même raisonnement que le colonel Benitez :
« Il est entré en vigueur le 6 mai. Or, les visas ont été émis avant cette date !
— Juridiquement, votre raisonnement se tient. Mais le président Brù peut invoquer non la date d’émission, mais celle du départ du navire. Je vous rappelle que le Saint-Louis a quitté Hambourg le 13. Soit sept jours après l’annonce du décret. »
Il marqua une pause, puis :
« J’ai beaucoup réfléchi depuis ce matin. Je crains fort que nos passagers ne soient pris entre le marteau et l’enclume. Vous avez été témoin comme moi de la campagne de presse proche de l’hystérie qui s’est développée au cours des dernières semaines. La majorité des Cubains a clairement fait savoir qu’elle ne souhaitait pas voir débarquer un émigré de plus sur son sol. Il y a aussi un autre facteur : le silence de
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