Un bateau pour l'enfer
le faire rouler nerveusement entre le pouce et l’index.
Décidément, cette affaire commençait vraiment à prendre une tournure désagréable. Ce n’était pas ce tas de lettres, même si certaines d’entre elles étaient signées par des personnalités en vue, qui l’irritait. Non. Le plus ennuyeux était les propos que Butler Wright, l’ambassadeur des États-Unis, avait tenus à Juan Remos lorsqu’il avait soulevé l’« aspect humanitaire ». Était-ce une manière détournée de faire passer un message à Brù ? de lui forcer la main ? S’il se moquait bien de l’opinion des diplomates britanniques ou français, celle du grand frère américain ne pouvait être ignorée. Et aujourd’hui, il y avait le courrier de Schröder. Disait-il vrai en le mettant en garde contre un « suicide collectif » ? À en croire le rapport du colonel Maymir, le capitaine allemand avait l’air réellement préoccupé par cette éventualité. Une dizaine de morts, voire plus, et à quelques encablures de son palais, voilà qui n’était pas bon pour l’image présidentielle.
Brù se décida à allumer son cigare.
Comment sortir de la nasse sans se déjuger ? Accepter de recevoir Berenson ? Force était de reconnaître qu’il ne pouvait totalement ignorer sa présence à Cuba. Il représentait tout de même le Joint, une organisation qui n’était pas dépourvue de puissance. Organisation américaine de surcroît.
Il resta encore un long moment à réfléchir, puis son visage se rasséréna d’un seul coup. Une idée venait de germer dans son esprit. Il composa aussitôt le numéro de téléphone de son ministre de l’Agriculture, Garcia Montes, celui-là même qui avait été contacté par Berenson. Il lui annonça qu’il était disposé à débattre du problème soulevé par le Saint-Louis et le convoqua pour le lendemain matin, neuf heures. Lopez Castro pourrait participer à cette conversation.
« Et souhaitez-vous aussi que je prévienne M. Berenson ? s’enquit le ministre.
— Pas pour l’instant. Lopez et vous. C’est tout. »
Brù raccrocha. Il se sentait plus détendu.
Depuis qu’il avait été introduit dans la cabine de Schröder en compagnie des autres membres du comité, Josef Joseph n’avait pas quitté le capitaine des yeux. Encadré par son officier en second et par le commissaire de bord, l’homme donnait l’impression d’avoir vieilli de dix ans en quelques heures. Tout en parlant, ses doigts n’arrêtaient pas de passer nerveusement d’un objet à l’autre. Le personnage qui leur faisait face aujourd’hui n’avait plus rien du fringant capitaine qui les avait accueillis une vingtaine de jours auparavant.
Schröder acheva d’une voix lasse de lire la copie de la lettre qu’il avait transmise au président Brù puis se tut et attendit les réactions. Il n’y en eut pas.
Autour de lui, les regards étaient lourds. Ni Josef Joseph, ni Max Weis, ni les quatre autres ne se sentaient l’envie de faire de commentaire. D’ailleurs, en eussent-ils éprouvé le désir qu’ils n’auraient su quoi dire. Il n’y avait rien dans cette lettre qui méritât qu’on s’y attarde. C’était une requête de plus. C’est tout.
Comme le silence se prolongeait, Müller laissa tomber d’un air sombre :
« Si votre lettre reste sans effet, alors il ne nous restera plus qu’à rentrer en Allemagne.
— Bien sûr, ironisa Josef Joseph. Seulement vous prenez le risque d’arriver à Hambourg avec une bonne partie de vos passagers en moins. »
Schröder approuva la remarque et enchaîna :
« C’est un risque que nous ne pouvons pas courir. Je suis responsable de la vie de chacun. »
Le silence retomba.
Tous semblaient perdus.
« À défaut de pouvoir faire débarquer les passagers, lança le capitaine, empêchons-les de mourir.
— Comment ? interrogea l’officier en second, qui jusque-là avait conservé le silence.
— Organisons des groupes de surveillance qui, dès la tombée de la nuit, patrouilleront à tour de rôle. »
Manasse fit remarquer :
« Parce que vous croyez que cela pourra empêcher une personne de se suicider si elle est vraiment déterminée ?
— Sans doute pas. Mais il faut bien faire quelque chose, non ? »
Il avait presque crié sa question. Tous constatèrent à quel point l’intonation était désespérée. Schröder se débattait avec lui-même.
Il reprit :
« Nous choisirons une quinzaine de passagers qui
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