Un bateau pour l'enfer
viendront prêter main-forte aux hommes d’équipage. Inutile de préciser que ces hommes devront faire preuve de la plus grande discrétion. À aucun prix les passagers ne doivent prendre conscience de l’imminence du désastre qui risque de les frapper. Tant que subsistera en eux une once d’espérance, ils tiendront le coup. Tant qu’ils continueront de croire qu’ils vont débarquer d’un jour à l’autre, nous maîtriserons la situation. Dans le cas contraire… »
Josef Joseph le coupa :
« Lorsque vous parlez de désastre, c’est au retour à Hambourg que vous pensez ?
— Évidemment.
— Ce ne sera pas un désastre, rectifia le Dr Max Weis. Ce sera la fin du monde. »
Le soir même, aux environs de vingt heures, les hommes qui avaient été désignés pour composer la patrouille « anti-suicide » se rassemblèrent dans le bureau du commissaire. Il les informa de leur charge et assigna chacun d’entre eux à la surveillance d’une section du navire. Les rondes pouvaient commencer.
Épuisés par l’attente, Lawrence Berenson et Cecilia Razovsky éprouvaient de plus en plus de mal à rester éveillés. Lopez Castro avait pourtant affirmé : « Le colonel Batista vous fait dire que l’affaire du Saint-Louis est en bonne voie, et qu’il entrera en contact avec vous dans la soirée. » Or, il était près de cinq heures du matin, et Batista n’avait toujours pas appelé.
La voix rauque, l’avocat lança à sa collègue :
« Inutile d’attendre. Il est beaucoup trop tard. Allez vous coucher. Demain nous aviserons. »
C’est au moment où Cecilia se dirigeait vers la porte que la sonnerie du téléphone retentit.
Berenson se précipita vers le combiné.
« Ici l’adjudant Mariné. Je vous téléphone de la part du colonel Batista. Il vous a obtenu un rendez-vous avec le président pour demain, jeudi, à seize heures. »
L’avocat poussa un soupir de soulagement. « Oui, demain seize heures. J’y serai. »
16
Consulat général des États-Unis
à La Havane
Jeudi 1 er juin 1939
STRICTEMENT CONFIDENTIEL
À la une des journaux de ce matin nous avons pu voir ce titre : « Espoir en vue pour les sans-abri du Saint-Louis. » L’un des paragraphes affirmait, je cite : « Des sources dignes de foi ont indiqué hier soir que les 922 réfugiés européens [57] qui se trouvent à bord du Saint-Louis allaient être autorisés à débarquer à Cuba. » Afin de vérifier l’authenticité de cette information, le consul général s’est aussitôt mis en rapport avec Mario Lazo. Celui-ci lui a déclaré que son informateur de la veille (le Dr Ramos) venait justement de lui téléphoner pour lui dire qu’il avait pris connaissance de l’article en question, mais qu’aucune source officielle ne lui en avait confirmé la véracité. Il a précisé cependant que cela faisait plusieurs heures qu’il n’était pas entré en contact avec les autorités. Il a promis à Mario Lazo qu’il interrogerait l’entourage du cabinet pour savoir si un rebondissement quelconque justifiait une telle annonce. […] À dix heures, le consul général a téléphoné au Comité de secours juif pour demander à Goldsmith quel crédit on pouvait apporter à l’article. C’est Berenson qui a décroché. Il a répondu ceci : « Dans le courant de la nuit, je suis entré en rapport avec Lopez Castro et Garcia Montes qui m’ont assuré que tout se passait bien là-haut » L’un et l’autre devaient se rendre au palais à neuf heures ce matin pour évoquer avec le président le problème des garanties que le Comité s’apprêtait à présenter de la part des réfugiés. […] Lui-même avait reçu un appel du palais l’informant que le président le recevrait à midi. Berenson a conclu en disant qu’il était très optimiste ; que toute cette affaire était pratiquement réglée, étant donné qu’il ne s’agissait plus désormais que d’une histoire de « garanties ».
Coert du Bois
Consul général des États-Unis
Même si les passagers avaient été mis au courant de ces échanges, il est fort probable qu’aucun d’entre eux n’aurait partagé l’optimisme de Berenson. Où l’avocat new-yorkais puisait-il son optimisme ? Dans quelle nouvelle attitude du gouvernement cubain ? La tension à bord demeurait toujours aussi vive, et les nerfs étaient à fleur de peau. Seuls les enfants semblaient échapper à la chape d’angoisse qui pesait sur
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