Un bateau pour l'enfer
le navire.
En milieu de matinée, un événement imprévu vint apporter un peu de distraction et un souffle d’air frais. Un hydravion postal, arrivant de New York, se posa dans la rade. Dans ses soutes, il y avait du courrier pour le Saint-Louis. Dans l’heure qui suivit, une vedette s’amarra contre l’échelle de coupée. Un policier monta à bord, un sac de cuir à la main, et distribua les lettres à leurs destinataires. Encouragements et formules optimistes composaient l’essentiel des écrits. Mais pour ceux qui en prenaient connaissance, il était bien difficile d’y croire. Comment continuer à avoir la foi lorsque le monde entier semblait se moquer de savoir s’ils allaient vivre ou mourir ?
Ce ne fut pas à seize heures, comme il était convenu, que Lawrence Berenson et Cecilia Razovsky furent introduits dans le bureau du président Brù, mais à midi pile. Un coup de fil dans la matinée avait prévenu l’avocat que le rendez-vous était avancé. Le couple était accompagné du maire de La Havane.
En sortant du taxi, Berenson eut un mouvement de surprise.
« Regardez ! C’est le colonel Benitez. »
En effet, le sulfureux directeur de l’Immigration sortait du palais [58] .
Dans les minutes qui suivirent, l’avocat et sa collègue entrèrent dans le bureau du président. Le maire fut prié de patienter à l’extérieur. À peine assis, Berenson déclara avec un large sourire :
« Je suis heureux que nous puissions enfin mettre fin à ce malentendu. Le Comité est tout à fait disposé à vous fournir les garanties que vous souhaitez. »
Brù observa un moment l’avocat avant de répliquer d’une voix calme :
« Si je vous ai accordé ce rendez-vous, c’est pour vous informer que je ne discuterai de rien, que je n’envisagerai rien avant que le Saint-Louis ne quitte les eaux territoriales cubaines. »
La réplique du président fit à Berenson et à Razovsky l’effet d’un coup de poing. La jeune femme répéta, consternée :
« Avant que le Saint-Louis ne quitte les eaux territoriales cubaines ?
— Parfaitement.
— Mais, monsieur le président, les passagers sont dans une situation déplorable. Ils sont épuisés, à bout de nerfs. Il y a eu deux tentatives de suicide. Le…
— Croyez que je suis le premier à déplorer ce qui se passe. Et je suis sincère. »
Il pointa son doigt sur l’avocat :
« C’est la Hapag qu’il faut blâmer. La Hapag qui a placé ces gens dans l’impasse où ils se trouvent. Si l’on avait respecté la loi, nous n’en serions pas là. La loi, monsieur Berenson ! Cela étant, il y a quelques minutes, j’ai donné des instructions pour que le navire quitte le port sur-le-champ. Et ce n’est qu’une fois qu’il se trouvera hors des eaux territoriales que je me montrerai disposé à prêter l’oreille à vos doléances. »
Les traits de Berenson se détendirent d’un seul coup.
Il inclina le torse en avant en déclarant avec componction :
« Je reconnais là votre extrême magnanimité, monsieur le président. »
L’avocat ajouta sur sa lancée :
« Si la présence des réfugiés à La Havane vous pose problème, nous pourrons envisager de les installer à titre provisoire sur l’île des Pins. Qu’en pensez-vous ?
— Il semble que vous n’ayez toujours pas saisi le sens de mes propos : je vous répète que je ne discuterai de rien avant que le bateau ne quitte les eaux territoriales.
— Je comprends. Et il est bien entendu qu’une fois cela accompli, nous pourrons vous soumettre notre projet ?
— Absolument. »
Federico Brù se leva d’un seul coup.
« Nous devons nous séparer à présent. J’ai d’autres obligations qui m’attendent. »
Le couple se leva à son tour.
« Que dois-je dire à la presse, Votre Excellence ? Les journalistes vont certainement me poser des questions.
— Contentez-vous de déclarer que nous devons nous revoir pour poursuivre nos discussions. »
Une fois à l’extérieur, Berenson rapporta au maire la conversation et surtout il lui fit part de la volonté de Brù de voir le navire quitter les eaux territoriales.
« Je le pressentais, dit le maire. Vous avez dû avoir un choc.
— Bien sûr ! Mais que faire ? »
Cecilia Razovsky suggéra :
« Ne pourrait-on au moins lui demander de nous accorder l’autorisation de nous rendre à bord pour rassurer les passagers ?
— Excellente idée ! » approuva Berenson.
Ils firent
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