Un bateau pour l'enfer
demi-tour et prièrent le secrétaire de Brù de bien vouloir transmettre leur requête au président. L’homme accepta. Une minute plus tard il revint en déclarant :
« Le président vous fait dire que c’est hors de question. »
Berenson haussa les épaules et chuchota à sa collègue :
« Ce n’est pas grave. Tout ira bien. Je suis persuadé qu’en exigeant que le Saint-Louis quitte les eaux territoriales, Brù veut seulement sauver la face [59] … »
Consulat général des États-Unis à La Havane
1 er juin 1939
STRICTEMENT CONFIDENTIEL
À treize heures trente, M. Berenson m’a contacté à mon domicile pour m’informer qu’il revenait tout juste d’une entrevue avec le président. Il m’a dit qu’il avait essayé de faire prendre conscience au président de l’horrible situation que vivaient les gens du Saint-Louis et qu’il avait attiré son attention sur l’aspect humanitaire. Le président l’a interrompu pour lui dire qu’il était parfaitement au courant de cette situation et qu’il était le premier à la déplorer. Néanmoins, il se devait en tant que chef d’État de préserver le prestige du gouvernement cubain. […] Il a donné ordre au navire de quitter immédiatement les eaux territoriales. Il a ajouté qu’une fois le bateau hors de ces eaux il serait disposé à examiner les garanties qu’on voudra lui soumettre concernant les moyens de subsistance des passagers pendant leur séjour à Cuba, jusqu’au moment où ils pourraient aller ailleurs.
M. Berenson a dit qu’il avait suggéré l’île des Pins comme lieu d’accueil transitoire. […]
Le ton de M. Berenson m’a paru des plus optimistes. En d’autres termes, il est persuadé qu’en donnant l’ordre au bateau de quitter les eaux territoriales, le président ne cherche qu’à sauver la face. Par la suite, nul doute qu’il autorisera – en échange de garanties satisfaisantes – le retour et le débarquement des passagers à l’île des Pins ou ailleurs ; mais certainement pas à La Havane.
J’ai demandé à Berenson quel genre d’information on pouvait communiquer à la presse. Il n’a pas su me répondre. Il a demandé au président qu’il veuille bien rassurer la communauté juive et les passagers en leur faisant savoir que le départ ne serait pas définitif. Mais le président est resté neutre à ce sujet.
M. Berenson a indiqué en outre qu’il avait sollicité du président l’autorisation de rendre visite aux passagers afin d’apaiser leurs craintes et parce qu’il redoutait que ne se produise une vague de suicide. Le président a refusé.
Alors qu’il arrivait au palais, Berenson a croisé le colonel Benitez, lequel lui est apparu très affecté. Selon certains bruits de couloir, Benitez aurait donné sa démission au président, qui ne l’aurait pas encore acceptée.
Berenson a conclu en m’informant qu’il s’apprêtait à quitter l’hôtel (le Sevilla-Biltmore) pour se rendre à la finca [60] de Castro Lopez où l’attendait aussi Garcia Montes. Tous trois allaient tenter de dresser une liste de « garanties » satisfaisantes qu’ils présenteraient à qui de droit. Il m’a demandé de transmettre ces informations à l’ambassadeur, ce que j’ai fait à quatorze heures, à l’American Club.
15 h 30. Nous n’avons toujours aucune nouvelle au sujet du Saint-Louis.
15 h 45. Un voyageur ayant l’intention de partir pour l’Espagne et d’embarquer sur le Saint-Louis lors de son prochain passage à La Havane, a déclaré qu’une rumeur circulait en ville selon laquelle le président venait de signer un décret stipulant à la Hapag que son bateau devait quitter le port sur-le-champ, sinon ce serait la marine cubaine qui l’y contraindrait.
16 heures. Mario Lazo m’a téléphoné pour me dire qu’il venait d’apprendre par une « autre source » que le président avait effectivement signé ce décret.
Coert du Bois
Consul général des États-Unis
PS : 16 h 05. J’ai communiqué l’ensemble de ces informations par téléphone à M. Coulter, l’adjoint du chef de la section des visas au département d’État, M. Warren étant absent.
Ce fut Ostermeyer, l’officier en second, qui annonça la nouvelle au capitaine Schröder. Le radio venait de lui transmettre l’ordre du président Brù : le Saint-Louis était sommé de quitter immédiatement les eaux territoriales, sinon la force militaire serait
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