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Un bateau pour l'enfer

Un bateau pour l'enfer

Titel: Un bateau pour l'enfer Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gilbert Sinoué
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des loueurs de jumelles, des loueurs de chaises pliantes, des loueurs de tout et de rien, des jongleurs, des cracheurs de feu ou des montreurs de singe. Tandis qu’à la nuit tombée les musiciens de rue faisaient irruption sur la jetée en tapant sur leurs calebasses remplies de graines en secouant leurs maracas, ou en se déchaînant sur des airs de mambo ou de cucaracha.
    Tout cela se passait à quelques mètres des cœurs déchirés. Tout près de ceux qui savaient que leurs proches risquaient de prendre le large d’un instant à l’autre, des proches qu’ils ne reverraient peut-être jamais plus. Tout cela se déroulait sous le regard anéanti de neuf cents personnes qui, dans le miroitement des lumières du port, croyaient voir par intermittence apparaître la lueur blafarde des miradors et confondaient le raclement des güiro avec l’aboiement des chiens. Tout cela avait lieu alors que Recha Weiler portait encore le deuil de son mari et qu’Élise Loewe, accrochée à ses enfants, se demandait si dans sa chambre d’hôpital Max recouvrerait jamais la raison.
     
    De son côté, informé de la décision du cabinet, Luis Clasing ne trouva rien de plus judicieux que d’afficher sur la vitrine de l’agence de la Hapag une note rédigée en ces termes : « Le Saint-Louis reprendra la mer demain, jeudi 1 er  juin, à destination de Hambourg. »
    Aussitôt, un immense mouvement de panique se déclencha parmi les premiers parents des passagers qui prirent connaissance de l’information. On frisa l’émeute. Clasing vit le moment où son agence allait être mise à sac. Commença alors une série de tentatives de corruption. En désespoir de cause, certains essayèrent par tous les moyens d’acheter des policiers, imaginant qu’ils pourraient les aider à arracher leurs familles des griffes du navire ; le consulat américain fut submergé de suppliques. On adjurait le gouvernement de Roosevelt de déclarer solennellement qu’à partir de ce jour il n’accueillerait plus un seul réfugié en provenance d’Allemagne, de manière que les rejetés du Saint-Louis puissent entrer prioritairement aux États-Unis. Toutes ces pressions, ces prières restèrent sans écho. Un mur s’était dressé entre le navire et le monde. Un mur invisible, mais dont l’ombre se projetait jusqu’à Hambourg.
     
    Comme nous l’avons souligné, malgré la compassion authentique qu’il éprouvait pour ses passagers, Gustav Schröder avait choisi de garder ses distances. C’est peut-être pourquoi ce mercredi 31 mai, il était plus que jamais face à sa solitude ; une solitude d’autant plus grande qu’il s’apprêtait à monter en première ligne pour s’impliquer personnellement. Après tout, en tant que capitaine, n’était-il pas le principal responsable de ses passagers ? Sa voix n’aurait-elle pas dû dominer celles de Clasing et des autres ?
    Il s’approcha de la glace qui ornait sa cabine et vérifia que sa tenue était irréprochable. Le rendez-vous qu’il avait réussi à arracher au colonel Juan Estevez Maymir, le secrétaire particulier du président Brù, pouvait se révéler crucial. Enfin, il allait pouvoir juger personnellement et directement de la situation. Il ajusta une dernière fois sa cravate et prit la direction du pont. Dans une trentaine de minutes, il serait au palais.
    Il n’eut pas à attendre. Une secrétaire l’introduisit dans l’un des bureaux qui jouxtaient celui du président. Maymir se leva et tendit vers son visiteur une main chaleureuse, mais ferme.
    « Je vous sais gré de me recevoir, furent les premiers mots de Schröder.
    — Je vous en prie, capitaine. Je crois pouvoir imaginer les immenses problèmes qui vous accablent.
    — Problèmes, dans ce cas précis, est un euphémisme. »
    Schröder prit une brève inspiration.
    « J’aimerais savoir réellement ce qui se passe. J’aimerais comprendre. »
    Maymir eut un geste las.
    « C’est pourtant simple. Vous n’êtes pas sans savoir qu’un décret interdisant toute tentative d’immigration en dehors de conditions bien précises a été promulgué le 6 mai, c’est-à-dire sept jours avant le départ de votre navire. Or, votre compagnie, la Hapag, a choisi de passer outre. C’est donc la Hapag qui est seule responsable de la situation actuelle. C’est elle, et elle seule, qui est à blâmer ; elle seule qui doit gérer ce qu’elle a engendré.
    — Colonel, je ne vous contredirai ni sur le fond ni

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